
Fondée en 2022 par des étudiant·es de l’Université du Québec à Montréal, la revue Premières lignes se donne pour mission d’offrir un espace d’expérimentation pour la recherche en études littéraires au premier cycle. Destinée à l’accueil des voix dites « débutantes », elle cherche à valoriser le savoir de ces voix et d’en faire les points de départ d’une réflexion commune. Premières lignes se veut donc un espace où se condensent les débuts : de parcours, de parole, de communauté. C’est en se permettant le risque de se présenter sous une forme contestable, aux contours indéfinis ou indéfinissables, que les pensées naissantes que nous publions se dévoilent à leurs pairs. Les sentiers que parcourent ces paroles, qu’ils soient ceux de leurs prédécesseur·es ou des tracés inhabituels dans la forêt des mots, témoignent de la liberté que nous nous proposons d’offrir aux littéraires pour qu’iels se rendent au bout de leurs réflexions.
Il est dans la nature du texte littéraire de faire des liens, de nouer entres elles différentes situations ou manières d’être au monde. De ce fait, il permet de faire voir ce qui, au quotidien, ne se laisse pas facilement saisir. Il réarrange l’ordre du monde pour lui faire dire une plus grande réalité. Écrire, c’est poser sur le papier un lourd fardeau; c’est ramasser son désordre intérieur; c’est faire taire la clameur ou, au contraire, faire le plus de bruit possible. Écrire, c’est parfois tout ça à la fois : un barda. Pour ce troisième numéro, nous avons invité les étudiant·es du premier cycle à réfléchir à ce que représente ce terme polysémique dans le texte littéraire, à bardasser leurs mots, à les mêler au tumulte et au vacarme, à s’intéresser à l’entrelacement des voix et des mémoires qui nous entourent.
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Un barda, à l’origine, est un bagage, comme le sont les souvenirs et la mémoire. On les porte en soi, tous les jours, et ils nous constituent. Or, la mémoire est une faculté qui oublie et nombreuses sont les fois où nous avons recours à la photographie pour immortaliser ce qui est voué à la disparition. Dans Le pouvoir mémoriel de la photographie chez Hervé Guibert, Ludovique Bender questionne le paradoxe qui existe entre photographie et mémoire. Si « la raison d’être de la photo […] est de conserver des souvenirs, […] elle crée [plutôt] des images qui se substituent au souvenir[1] ». Le texte de Guibert est mobilisé afin d’explorer comment le texte littéraire peut parvenir à réconcilier ces deux. Le bagage peut aussi se faire lourd sur les épaules et refuser de se laisser oublier. Il revient. Dans Le paradoxe du revenant dans « Beloved », Adèle Beauchamp s’intéresse à la figure de revenant·e comme entité paradoxale. C’est notamment à travers une étude des personnages de Toni Morrison que ce texte analyse la manière dont celleux-ci sont à la fois sorti·es de leur expérience traumatisante, à la fois dans l’incapacité de s’en sortir et d’oublier. Pour Colin Davis, les revenant‧es sont des personnes qui reviennent, mais qui ne peuvent pas complètement délaisser la mort. Des personnes qui reviennent tout en étant incapable de revenir[2]. Les personnages de Beloved seraient à la fois habité‧es par les revenant‧es et des revenant‧es en soit.
Un barda, comme l’identité, se forge longuement. La construction du soi est un processus qui s’échelonne à travers une série d’étapes et de confrontation avec l’Autre. En effet, selon la théorie du stade du miroir de Lacan, c’est par le biais du regard et de la perception qu’on projette sur l’Autre que l’individu parvient à se forger une identité. Nova Bensics-Vachon explore dans Subjectivation et langage : la voix poétique dans « Madame full of shit » l’avènement d’un sujet d’énonciation qui tente de développer un langage qui lui soit propre à partir des signifiants dont il hérite. Le recueil de Paquet explore en jouant avec la langue et ses limites comment nous sommes tous·tes habité·es par une tension entre vouloir se reconnaître dans le regard de l’Autre et aspirer à s’en libérer.
Le barda est aussi un entremêlement hétérogène où l’identité se fragmente. Parfois, l’existence, dans la mémoire collective comme dans le langage, rime avec souffrance. Pour Léonora Miano, c’est notamment le cas des communautés subsahariennes qui doivent se créer une identité à partir de l’intériorisation du discours occidental, soit une parole étrangère et fondée sur la violence[3]. Marguerite Rouleau examine ces identités, individuelles ou collectives, qui se construisent à la frontière d’elles-mêmes dans (NUIT) : Liminalités dans « L’intérieur de la nuit ». Sous le spectre de la liminalité, elle explore comment l’« à-côté », la marge, s’exprime quand survient un évènement traumatique. Léonora Miano offre à voir une communauté et un personnage qui tentent de se reconstruire sans posséder tous les morceaux du puzzle.
Le barda, c’est aussi un amoncellement de choses qu’on doit parfois ramasser et, pourquoi pas, coller sur la page. Le barda de Marilou Bessette dans La riposte féministe dans « Bijou de banlieue » : superposition discursive texte-image est celui de la réappropriation, du seconde-main et du trop-plein de discours qui appelle à une riposte. L’intermédialité de l’analyse crée « une mise en relation de relations[4] » où le collage se réapproprie les images qui appellent à la riposte. C’est une forme éclectique idéale pour représenter l’expérience humaine subjective remplie d’images de magazines qui nous confrontent à un sexisme ordinaire.
Parfois, la mise en place d’un barda passe par un environnement sonore cacophonique. Pour Neyla Mimouni dans « Françoise Durocher, waitress » (1972) ou La révolution du langage cinématographique, le bruit envahit le texte. C’est dans l’environnement courant du restaurant que le brouhaha d’une commande répétitive remplit l’espace. Cette litanie est portée par une multitude de Françoise Durocher vidées de leur individualité. Leurs expériences individuelles se fondent dans une expérience prolétaire homogène. Ces subversions des fonctions du langage dans le film d’André Brassard sont un exemple de La révolution du langage poétique décrite par Julia Kristeva. Or, la cacophonie est loin d’être exclusive au cinéma. Le théâtre est aussi un lieu où la voix prend toute la place et le son révèle son importance. Chez Emmanuel Arsenault, la représentation de la pièce côtoie le monde du texte dans La mimétique poético-mathématique dans « Incendies » de Wajdi Mouawad ainsi que dans sa mise en scène par Inès et Elkahna Talbi. La mise en scène anime la poésie des mathématiques amenée par le personnage de Jeanne en ajoutant une dimension visuelle aux pensées du personnage. Le mélange disciplinaire du théâtre, de la poésie et des mathématiques laisse le texte jouer avec différents registres sémiotiques, permettant ainsi aux avancées du récit de se dévoiler peu à peu dans une chorégraphie de révélations et d’abstractions.
Le barda permet également aux contraires et aux anachronismes de cohabiter. Selon Lee Edelman, l’identité queer se conçoit justement comme une position qui refuse le futur et engendre une pulsion de mort. Dans Rouge, Bleu et arc-en-ciel : une analyse queer des « Oiseaux du temps« , Ève Bouvier explore à partir de ces théories comment l’identité des personnages d’Amar El-Motar et Max Gladstone influence la structure du récit et sa temporalité. Elles participent d’un temps proprement queer où futur, présent et passé, vie et mort, amour et haine, peuvent exister côte à côte.
La littérature, dans toute sa pluralité, nous permet d’explorer les frontières de l’expérience humaine. Elle sait se faire partenaire du chaos qui régit nos Histoires et nos Mémoires pour leur faire faire sens — ou pas. Puisse la lecture des textes qui suivent vous ouvrir sur une multiplicité d’univers et vous aider à mettre de l’ordre dans ce barda, ou mieux encore, à en créer davantage.
[1] Hervé Guibert, L’Image fantôme, Paris, Éditions de Minuit, 1981, p. 38
[2] Colin Davis, « Littérature de l’holocauste et éthique de la lecture », Éthique et littérature, vol. 31, no 3, été 1999, p. 60, en ligne, <https://www.erudit.org/fr/revues/etudlitt/1999-v31-n3- etudlitt2266/501245ar/>, consulté le 25 novembre 2024.
[3] Léonora Miano, Afropea : Utopie post-occidentale et post-raciste, Paris, Grasset & Fasquelle, 2020, p. 107.
[4] Éric Méchoulan, « Intermédialité, ou comment penser les transmissions », Création, intermédialité, dispositif, Toulouse, Fabula, 2017.
Date
2025
Numéro
n°3
Articles
8
Thème
Barda
ISSN 2819-1722 (Montréal. Imprimé)
ISSN 2819-1730 (Montréal. En ligne)
Camille Bergeron
Ariane Bertrand
Antoine Lefebvre
Cathia Lenoir
Emma Létourneau
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