Traumavertissement : violence sexuelle, violence coloniale
Léonora Miano ne mâche pas ses mots. Que ce soit dans ses essais ou ses romans, sa parole éclaire les zones d’ombre d’un monde où la pensée occidentale domine. Dans son essai Afropea : utopie post-occidentale et post-raciste, elle fait le procès d’une intériorisation de l’Occidentalité chez les groupes colonisateurs, les groupes colonisés, ainsi que chez celles et ceux qui vivent aux frontières entre ces communautés. Bien que Miano salue l’apport des divers mouvements décoloniaux en ce qui concerne la visibilité et les droits des personnes noires à travers le monde, elle leur reproche une construction identitaire ancrée dans la race, invention occidentale à son sens. Comme Audre Lorde, elle critique l’usage des outils – le langage dans le cas d’Afropea – du « maitre » pour s’opposer à lui[1]. C’est une des raisons pour lesquelles, plutôt que de parler de traite d’esclaves ou de commerce triangulaire, elle choisit de parler de « déportation transatlantique des subsahariens ». Ce faisant, elle rejette le regard occidental marchand, que dévoilent les mots « traite » et « commerce », et replace l’expérience Africaine au centre de son vocabulaire. Dans le passage suivant, extrait d’une conférence livrée lors de l’African Literature Association à Charleston en 2013, elle constate pourtant que peu d’auteurs·rices subsahariens·nes se penchent sur ce pan de leur histoire, et que les déportations transatlantiques des subsahariens·nes sont représentées dans la littérature noire surtout par le biais des diasporas américaines :
To return to the topics that are emotionally difficult to treat, my opinions [sic] is as follows: our ability to scrutinize them would demonstrate, much more than would economic prosperity, that from now on, we find ourselves on another side of our history. On the side of ourselves[2].
Être de son propre côté, parler de soi sans intérioriser le regard et le discours de l’autre, voilà tout le projet d’Afropea et de L’intérieur de la nuit. Sortir du discours occidental, ce serait témoigner des violences subies et perpétrées par les différentes communautés subsahariennes sans reproduire le discours culpabilisant occidental. C’est enfin par un décloisonnement de la parole, une abolition des tabous et un témoignage à la fois intransigeant et empathique sur l’histoire individuelle et collective que Miano fonde une pensée qui vise l’avènement d’une identité propre à soi et hors du paradigme racial. D’ici là, le sujet ne pourrait se trouver toujours qu’à côté de soi, heurtant les frontières d’un cadre idéologique occidental « qui fonde les rapports avec les autres sur la violence[3]. »
C’est sur cet « à côté », ces frontières individuelles et collectives, que cette analyse de L’intérieur de la nuit, première œuvre de Miano, se penchera. L’histoire se déroule à Eku, un village fictif d’Afrique subsaharienne peuplé majoritairement par des femmes et des enfants. Les hommes, quant à eux, travaillent dans les villes et les banlieues et reviennent, une à deux fois par année, répartir leurs maigres biens entre leurs différentes épouses. L’intrigue débute au moment où Ayané, une jeune femme étudiant en France, retourne à Eku pour veiller la mort de sa mère. Plus ou moins bien reçue par les villageoises qui préfèrent l’appeler par la périphrase « fille de l’étrangère », Ayané se démarque par ses fréquentes digressions aux coutumes et son appartenance trouble à cette communauté.
Sur ce point, notons seulement pour l’instant que même si son père a six frères au village, et fait donc entièrement partie du clan, il fait l’affront d’épouser une étrangère et accomplit, pendant la grossesse de celle-ci, ses tâches ménagères, ce qui, aux yeux des villageoises, le féminise. La mésalliance entre ces deux amants donne naissance à Ayané et fonde son exclusion du clan. Tel que l’explique Marie-Louise Messi Ndogo, professeure au Département de français de l’Université de Yaounde, dans « La perception du féminin à travers la littérature camerounaise », dans la littérature camerounaise, « la femme demeure le nœud d’où se tisse la généalogie[4]. » Ainsi, malgré sa descendance paternelle, Ayané sera toujours considérée plus ou moins comme une étrangère.
L’intrigue prend réellement forme au moment où un groupe de rebelles armés prend le village en otage et lui impose un rituel anthropophagique. Au sortir de cette nuit qui fait de nombreux morts, on observe une profonde déchirure dans le tissu social de la communauté. Les croyances s’estompent, les coutumes tombent et la communauté subit de profondes transformations. Ayané, cachée à la frontière du village pendant cette nuit cannibale, cherche des explications à cette violence, perpétuée par les membres du clan envers un des leurs, dont elle n’a été qu’une témoin partielle. Un témoignage à mi-voix, dans l’obscurité de la nuit subsaharienne, permettra-t-il à la jeune protagoniste de lutter contre la part occidentale de son identité, et de se trouver, comme le dit Miano, de son propre côté de l’Histoire? Dans ce texte, il est question de ce qui se déchire dans nos individualités comme dans nos collectivités quand la guerre civile fait rage. Si son roman est une fiction, sa force réside dans la plausibilité des événements qu’il raconte : violence, homicides et enlèvement d’enfants destinés à devenir soldats. Nous avons choisi d’étudier l’état liminal qui résulte de ces déchirures tel qu’il se présente dans L’intérieur de la nuit. Ce texte tentera donc, dans un premier temps, de comprendre comment l’identité liminale d’Ayané se construit et s’exprime dans l’œuvre, pour ensuite observer, dans un deuxième temps, comment le roman met en scène une communauté qui, à la suite d’un événement traumatique, se retrouve elle aussi en état de liminalité.
Ayané et ses frontières
Plusieurs théoriciens·nes observent, dans le roman moderne européen, une prépondérance des « personnages liminaires ». Pour Daniel Fabre et Claudine Fabre-Vassas, deux ethnologues, le roman moderne européen raconterait, à travers ces personnages, « ce qui arrive quand on s’en écarte [la coutume][5]. » Afin de proposer une définition du « personnage liminaire », Marie Scarpa, professeure de littérature française à l’Université de Lorraine et spécialiste d’ethnocritique, emprunte à Arnold Van Gennep, ethnologue français du XXe siècle, le « schéma tripartique du rite de passage ». Ce schéma permet de diviser en trois phases (séparation – liminaire – agrégation) les étapes menant un individu à acquérir un nouveau statut au sein d’une communauté, de passer « d’une situation spéciale à une autre[6]. » Pour accomplir cette transition sociale, le personnage, ou la personne dans les études de Gennep, quitte d’abord son état préalable lors de la phase de séparation. Il passe ensuite par une « phase liminaire » pendant laquelle il sera soumis à diverses épreuves, souvent à l’extérieur de l’espace domestique (domus) de la communauté, afin de faire les apprentissages nécessaires à sa nouvelle position au sein de celle-ci. Il termine son rite de passage lors de la phase d’agrégation, qui entérine son nouveau statut social. Ceux que Scarpa nomme les « personnages liminaires » sont en fait des personnages qui n’accèdent jamais à la phase d’agrégation : « C’est à ces figures bloquées sur les seuils, figées dans un entre-deux constitutif et définitif, « inachevées » du point de vue qui est le nôtre ici, que nous proposons de réserver l’étiquette de « personnage liminaire »[7]. » Ce sont donc des personnages qui se sont soumis aux rites, mais qui ne les ont pas complétés.
Si la liminarité, pour Scarpa, se comprend à travers l’expérience inaboutie du rite de passage, ce n’est pas tout à fait ainsi que s’articule celle d’Ayané. Disons-le d’emblée : Ayané n’est pas un « personnage liminaire ». Elle ne reste pas « bloquée sur les seuils[8] » d’un rite qu’elle n’arrive pas à traverser, elle ne s’y soumet pas. Si la définition de Scarpa peut tout de même être éclairante, c’est que L’intérieur de la nuit raconte, dès les premières pages, divers moments où Ayané s’écarte de la norme d’Eku, où elle choisit de défricher son propre chemin, de créer sa propre identité. Tous ces moments où Ayané ne fait pas comme les autres la repoussent vers les frontières symboliques de la communauté. Ce que les études de Scarpa et de Van Gennep peuvent nous aider à comprendre, c’est qu’Ayané ne cherche pas à s’agréger à une communauté ; elle cherche à s’en éloigner. Depuis son enfance, « [e]lle avait toujours su qu’elle partirait[9]. » Les événements traumatiques qui surviennent pendant son séjour à Eku lui font reconsidérer cette position et mettent à l’épreuve sa position spéciale dans (et hors de) la communauté. C’est parce que nous proposons d’étudier l’identité frontalière d’Ayané dans cette première section, et celle de la communauté dans la seconde, et non l’expérience du rite de passage du personnage et de la communauté, que nous avons préféré parler de liminalité que de liminarité. Bien que l’expérience liminale s’exprime dans le roman de Miano le plus fortement lors de moments à caractère rituel, il ne sera pas question de faire une analyse de la structure du rite dans l’œuvre, mais bien de ce que l’état-frontière manifesté dans le roman exprime quant au rapport à la mémoire.
La liminalité d’Ayané s’exprime à différents moments où elle se place en marge des autres personnages. C’est à son adolescence qu’elle s’éloigne volontairement des coutumes d’Eku et rejette la voie tracée pour les jeunes femmes du village. À l’âge de 12 ans, les jeunes garçons quittent l’école et se rendent aux abords des marchés de la ville vendre leur force de travail. Ce faisant, ils débutent leur transition entre un statut de garçon et celui d’un homme. Comme leurs pères, ils quittent le village et ramènent à leurs mères et à leurs sœurs de quoi vivre. Les jeunes femmes, à cet âge, sont plutôt amenées à se sédentariser : « Les filles, quant à elles, demeuraient sur place, à tourner et à retourner une terre qui ne laissait pousser que ce qu’on lui arrachait. Nul n’avait jamais eu l’idée saugrenue de les faire étudier. » (p. 14) Ayané est plutôt envoyée dans un internat. D’emblée, elle préfère l’académisme au parcours vers le mariage et la maternité. Cette étape de sa vie témoigne surtout d’un rapport différent au territoire. Si les femmes d’Eku ne sortent normalement du village que pour aller chercher de l’eau, Ayané, elle, parcourt fréquemment de bien plus grandes distances puisqu’elle habite parfois la ville, parfois la France. Sa migration s’oppose au sédentarisme féminin d’Eku.
Ce rapport spatial se manifeste de nouveau pendant l’intrigue. Les villageoises, environ une semaine avant l’arrivée des FORCES DU CHANGEMENT, reçoivent de la part des rebelles l’interdiction de quitter leur village. Ayané, pourtant, entre et sort du village à deux reprises alors que pèse cette menace. À l’exception de sa tante maternelle qui l’accompagne à Eku après la mort de sa sœur, elle est la seule à voyager entre ces espaces. Tout semble nous indiquer que si Ayané peut voyager entre ces lieux, c’est bien que ce qu’elle appelle « chez-elle » s’étend de la ville au village.
Son adolescence est marquée d’une autre transgression majeure aux coutumes. Pour passer du statut de fille à celui de femme, il faut, nous dit le texte, avoir un premier contact avec la sexualité. Le viol est chose courante à Eku et cause souvent une « entrée involontaire dans le monde des femmes » (p. 37). Le premier contact avec l’acte sexuel y est violent et non désiré : « on les culbutait dans les fourrés, vers l’âge de neuf ans ou un peu après. Des hommes de passage au village. Leurs oncles et leurs cousins, quelquefois. » (p. 37) Si la femme sait taire « la douleur et l’humiliation du viol » (p. 38), alors elle pourra jouir d’une pleine liberté dans la sexualité prémaritale. Ayané, refusant de vivre cette épreuve, prend sa propre virginité à l’âge de 13 ans à l’aide d’un tubercule de manioc. Alors que ses sœurs font un apprentissage de la maternité par le travail de la terre, cherchant à la rendre féconde afin de se nourrir, Ayané détourne la coutume. Faisant le chemin inverse, elle se fait féconder par la terre. Volontaire et sans violence, l’entrée d’Ayané dans le monde des femmes ne lui permet pas de faire le même apprentissage que les autres jeunes femmes, qui dépasse l’acte sexuel : apprendre à se taire et à subir. En grandissant, les filles d’Eku « se marieraient, enfanteraient, se tairaient. » (p. 14) Cette dernière action est primordiale, car c’est en taisant les violences que les femmes du clan décident d’affronter le souvenir de la nuit sacrificielle. Ayané, elle, dès l’âge de 13 ans, refuse la fatalité de la violence et choisit une voie tierce. Sortir des paradigmes qu’on lui présente, voilà ce que la protagoniste cherche à faire tout au long de ce roman. Alors qu’elle observe les villageoises, attendant de subir l’épreuve des rebelles, elle déplore leur passivité :
Elle y voyait la source de l’habitude qu’on avait ici de se laver les mains de soi-même. Entre le mode conquérant et le mode fataliste, il devait bien y avoir une troisième voie. Une voie qui ne voulait en imposer à personne, mais qui ne trouvait aucune séduction à la soumission. C’était ce chemin là qu’elle comptait suivre (p. 62).
Ici, le mode conquérant peut se comprendre comme celui des rebelles, ou encore comme celui de l’homme affirmant son pouvoir sur les jeunes femmes par le viol. Le mode fataliste répond pour sa part à la stratégie des villageoises qui consiste à subir perpétuellement les violences, sans s’y opposer, sans les nommer. Qu’elles soient conquérantes ou fatalistes, ces attitudes sont ancrées dans une habitude à la désubjectivation et dans une déresponsabilisation face au sort. Il s’agit soit de faire ou de subir la violence. La troisième voie d’Ayané s’ouvre plutôt sur le verbe « vouloir » et s’oppose à la soumission, replaçant la volonté, le désir, et donc la subjectivité, au centre de ses préoccupations.
C’est finalement au courant de la nuit cannibale que la liminalité d’Ayané prend forme le plus clairement. Lorsque les FORCES DU CHANGEMENT descendent la colline et prennent Eku d’assaut, Ayané est sur le point de quitter les lieux. Depuis plusieurs heures, perchée sur un manguier à la frontière du village, elle scrute l’horizon afin de déterminer le chemin le plus sécuritaire pour retourner à Sombé, capitale économique du pays et ville où habite sa tante maternelle. Alors que les trois hommes présents au village cette nuit-là rassemblent les villageoises à la demande des rebelles, ils ne s’étonnent guère de ne pas trouver Ayané dans sa case, et repartent sans prendre la mesure de son absence (p. 115). Tout au long de la nuit, Ayané reste à l’écart des villageoises. Du haut de son arbre, elle parvient à voir la scène, mais n’entend pas le discours des FORCES DU CHANGEMENT. Quand elle descend, elle a beau entendre ce qui se dit, sa vue est entravée par la brousse. D’une manière ou d’une autre, elle n’aura accès qu’à la moitié de l’histoire. Elle n’en est pourtant pas tout à fait absente, puisque tout comme les villageoises rassemblées sur la place publique, Ayané est terrifiée : « Elle qui se trouvait hors de ce cercle ne se sentait pas plus libre que les autres. » (p. 89) La contrainte que ressent Ayané témoigne de sa présence, en indiquant que l’effet que le discours des rebelles a sur elle est similaire à celui des villageoises. La présence-absence à travers laquelle Ayané se manifeste caractérise son personnage, qui porte en elle une appartenance au clan, sans l’habiter au même titre que les autres.
Si la liminalité d’Ayané est présentée aux lecteurs·rices à travers la position spectatrice de la jeune femme qui observe, à partir des frontières d’Eku, le déroulement de la nuit cannibale, la liminalité se manifeste également à travers la narration. En effet, le début des paragraphes, ou même des chapitres, est marqué par l’expérience d’Ayané, mais elle disparait rapidement pour entrer dans le cœur de l’action sur la place du village. Jusque dans la manière de raconter, Ayané est repoussée aux frontières du récit.
Une nuit entre parenthèses
La liminalité s’est révélée fondatrice de l’identité d’Ayané, mais une autre liminalité taraude ce récit. La nuit sacrificielle, considérée comme un temps liminal mis en fiction, peut se concevoir comme une « heure zéro ». Niall Bond retrace les usages et les significations de cette expression en contexte allemand d’après-guerre. Elle décrit tantôt des changements sur le plan légal et politique, tantôt des changements sociaux et culturels. Dans tous les cas, l’heure zéro se conçoit pour Bond à la fois comme une finalité, c’est-à-dire l’éradication d’un ordre ancien, et comme un nouveau départ, c’est-à-dire le début d’un nouvel ordre. À l’heure de la fin du régime nazi, c’est tout l’État allemand qui s’effondre. Or, certains critiquent une certaine continuité avec le régime nazi[10]. L’État est donc, ironiquement, dans un état d’entre-deux, pas tout à fait l’ancien régime, mais pas non plus un régime entièrement nouveau : l’Allemagne se tient en équilibre sur la frontière, prête à basculer de l’autre côté, mais encore attachée par des liens solides à l’ancien. « Stunde Null signifie les conditions matérielles de la vie dans une post-société ou une pré-société[11] », dit Bond. C’est cet état de pré et de post-société, état liminal en ce sens, dans lequel se trouve Eku pendant et après la nuit cannibale que nous proposons d’étudier dans cette deuxième part de l’analyse. Plusieurs fois, le texte atteste de la transformation de la société après cette nuit. La narration informe le lectorat qu’une transformation a eu lieu, voire, qu’il s’agit d’« un renversement des forces en présence. » (p. 137) Des femmes demandent même explicitement à Ié, figure d’autorité, la permission d’enfreindre les traditions en répudiant leurs maris, argumentant : « – Tu voudras bien nous accorder que les événements de cette nuit nous autorisent à y [la tradition] déroger. » (p. 136)
Avant même que le rituel sacrificiel des rebelles débute, le clan est déjà isolé, des villes et villages voisins d’abord, comme mentionné plus haut, mais aussi de leurs ancêtres. Les morts, à Eku, sont membres du clan autant que les vivants, mais agissent dans une autre dimension que ces derniers. Lorsqu’Ié voit venir les soldats, elle se tourne vers ses ancêtres afin de demander leur aide : « Elle sollicita intérieurement la protection de ses aïeux, et pour la première fois de sa vie, elle ne perçut pas en elle leur vibration. » (p. 72) La simple présence des rebelles coupe le pont qui lie les mondes physique et spirituel. L’isolement des vivants vis-à-vis de leurs ancêtres arrive à son apogée lorsque les rebelles demandent à un jeune homme de trancher la gorge d’Eyoum, le chef et représentant spirituel du clan. Cette mise à mort est le premier événement tragique de ce « moment dans le temps et hors du temps[12] » qu’est la nuit liminale. Cet assassinat entraine un premier changement dans la communauté. La chefferie étant vacante, Ié assume ce rôle dès le moment où elle s’adresse aux rebelles au nom du village. La liminalité engendrée par la passation du pouvoir tient au fait qu’Ié représente un choix de chefferie à la fois contraire et cohérent avec la coutume. Avant l’« heure zéro », c’est-à-dire la nuit, la voix d’Ié était déjà, pour les villageois·es, celle de la raison. Plus âgée que toutes les autres et ayant « atteint l’âge où une femme était plus qu’une femme » (p. 62), elle s’autorisait à prendre la parole dans le cercle politique du village. Plus encore, bien qu’elle soit une femme, on disait d’elle qu’elle « abritait une âme plus mâle que n’importe quel des hommes qui étaient là. » (p. 101) Elle porte les cheveux courts, « presque ras comme un homme » (p. 63) et mange divers aliments réservés aux hommes (p. 64, 66). Confier le clan à Ié, qui « leur imposait la tradition comme un rempart contre tout » (p. 66), est à la fois un élément de scission et de continuité. C’est une femme, mais masculinisée, et qui, comme le chef précédent, est une fervente gardienne des traditions ancestrales. Rappelons ici ce que dit Marie Scarpa concernant l’individu en position liminale : « il n’est définissable ni par son statut antérieur ni par le statut qui l’attend tout comme il prend déjà, à la fois, un peu des traits de chacun de ces états[13]. » Eku, lors de cette nuit, est une communauté liminale, en construction, qui reprend certains éléments de son état passé et en transgresse d’autres, comme en témoigne cette relève du pouvoir.
Victor Turner, un anthropologue du XXe siècle, signale aussi que la phase de marge, ou phase liminaire, permet à l’individu de prendre acte des valeurs essentielles de sa communauté :
[…] si l’on considère la liminarité comme un temps et un lieu de retrait hors des modes normaux de l’action sociale, on peut l’envisager comme étant virtuellement un moment de vérification des valeurs et des axiomes essentiels de la culture où elle se présente[14].
Bien qu’il ne soit pas question ici, rappelons-le, d’un rite de passage pour Ayané, la nuit liminale met tout de même à l’épreuve son identité dans ce qu’elle est en partie : une femme d’Eku. Cette nuit la change et, après avoir entendu le cri du jeune garçon que l’on dépèce, « la fuite ne faisait plus partie de ses projets. » (p. 125) À partir de ce moment, il n’est plus question pour Ayané de s’écarter de la communauté, mais de s’y intégrer. Elle cherche à obtenir un témoignage qui remplira les vides que sa posture liminale ne lui permet pas de combler, afin de partager une mémoire, de faire partie du clan. Lorsqu’Inoni lui raconte comment elles ont coupé dans la chair du jeune garçon avant de le faire cuire, Ayané ne parvient pas à concevoir que le clan n’ait pas refusé, au risque de sa vie, de manger un enfant. Ce qu’elle ne mesure pas, ce sont les changements en train de s’effectuer dans sa communauté.
Le témoignage d’Inoni consacre l’état liminal du village. Paul Ricoeur avance « qu’il ne serait de temps pensé que raconté[15] », L’histoire, le passé, se compose de ce qui est raconté, et fait disparaitre ce qui est tu[16]. Eku ne déroge pas à ces règles, car, bien que cette communauté semble vivre dans un éternel présent qui leur permet d’affronter les douleurs quotidiennes, elle actualise incessamment le passé par la tradition. Au village, le passé et le présent ne font qu’un, mais tout regard vers l’avenir est proscrit : « Les gens d’Eku ne pensaient pas au futur. Ils ne savaient même pas qu’une telle chose existait. Le temps pour eux, c’était le passé qu’on se racontait comme des fables au coin d’un feu. C’était surtout le présent. » (p. 197) Raconter la nuit sacrificielle, selon Ricoeur, la ferait donc entrer dans l’histoire, dans le passé d’Eku. Il faudrait composer avec son existence dans le présent. C’est pour cela qu’à Eku, taire la violence est une valeur fondamentale. On y refuse d’actualiser des violences par la parole, le présent étant assez difficile comme il est. La tante d’Ayané fait cependant remarquer que le témoignage pourrait aussi permettre, par sa réactualisation du passé, d’éviter de reproduire les violences : « – Il ne s’agit pas d’excuser ce qui s’est passé, mais de le comprendre, de savoir sur quoi cela repose, pour pouvoir l’éviter. » (p. 203) Raconter, ce serait inscrire cette nuit liminale, ce moment entre parenthèses, dans le présent, à travers la mémoire et, peut-être, renoncer à encaisser les violences à perpétuité. Dans tous les cas, le témoignage réactualiserait la violence, et les femmes d’Eku ont appris qu’il vaut mieux éviter cette réactualisation. Les événements de L’intérieur de la nuit viennent bouleverser cette manière de composer avec les violences. C’est pendant les funérailles des victimes qu’Inoni tente d’abord de prendre la parole. Elle en est rapidement empêchée par ses sœurs, qui préfèrent enfouir la mémoire de cet événement. Or, Inoni a besoin de témoigner afin de faire face à son passé, et Ayané a besoin de l’entendre pour comprendre les changements profonds qui sont à l’œuvre à Eku. Les deux femmes se retrouvent donc pour raconter et pour se faire raconter. Bien que le témoignage ait lieu, ce qui enfreint les coutumes du village, ce dernier n’est pas libre. Inoni et Ayané se rencontrent à la frontière sud d’Eku, c’est-à-dire à la frontière entre le domus et le saltus (espace sauvage). À l’instar de la communauté qui se transforme, le témoignage d’Inoni manifeste un état d’entre-deux. Elle parle à voix basse, comme si la parole ne pouvait sortir d’elle que faiblement, retenue par les barrières intériorisées. Tout, jusqu’au tremblement incontrôlable d’Inoni, semble indiquer que son témoignage est inadmissible dans l’espace que représente Eku, mais que les changements à l’œuvre au sein de la communauté ont ouvert une brèche à travers laquelle la mémoire peut se réactualiser.
Dans ce texte, Miano présente donc une communauté en crise d’identité en vue des profondes transformations engendrées par les guerres civiles en Afrique subsaharienne. Parce qu’elle y intègre un personnage afropéen, elle montre la pression exercée sur l’Afrique par ses diasporas afin d’éclairer leur passé commun. L’identité frontalière d’Ayané permet finalement de mettre en lumière l’intériorisation d’une pensée occidentale, alors que la connaissance des événements suscite chez la jeune femme incompréhension et mépris à l’égard de sa communauté. Alors que Wensigané tente de dialoguer avec sa nièce, de lui faire comprendre que la peur de mourir peut pousser un humain à commettre des actes répréhensibles, Ayané s’enflamme et perpétue le système de violence par le blâme qu’elle pose sur les survivantes. Dans Afropea : utopie post-occidentale et post-raciste, Miano rappelle au lectorat que le blâme est aussi une forme de violence :
S’agissant du rapport à l’histoire transocéanique, la manière calamiteuse dont le sujet est traité sur le continent, il faut prendre en considération le fait que l’Afrique subsaharienne, colonisée par les puissances esclavagistes, a subi de leur part un discours essentiellement culpabilisant[17].
En reproduisant cette culpabilisation, cette fois-ci dans le contexte d’une anthropophagie plutôt que de l’esclavage, Ayané solde sa position liminale, assimilable à celle des diasporas dans leur rapport avec la déportation transatlantique, en ce qu’ils n’ont qu’une expérience partielle de la réalité africaine et pourtant, du fait de leur couleur de peau, n’arriveront jamais à s’affranchir pleinement de leurs origines continentales aux yeux du reste du monde. Cette volonté de comprendre que manifeste Ayané ne pourrait, comme le souligne sa tante, s’accomplir pleinement que par une désoccidentalisation de sa pensée, qui se présente dans le roman par une cohabitation des paroles de Wensigané et d’Epupa, une jeune fille avec qui Ayané a fréquenté l’université. D’une part, Wensigané implore sa nièce de prendre la mesure des systèmes de pouvoir qui ont mené à cette soumission en lui faisant remarquer sa vision culpabilisante :
Tu rejettes ces gens qui ne possèdent que leur vie, mais ça te gêne moins que des salopards patentés décident de faire la guerre si c’est bon pour les affaires. Ici comme ailleurs, des forts sont venus terrasser des faibles, et tout ce qui te perturbe, c’est que ces derniers se soient soumis ! (p. 200)
D’autre part, Epupa, dont les mots ferment le récit, plaide pour l’inscription de cette violence dans l’histoire et la parole :
Si nous n’admettons pas les noirceurs du passé, saurons-nous nous défaire de celles qui nous étreignent encore si vigoureusement ? Voici ce jour nos fils en route pour la guerre. Voici qu’une fois de plus, sans prendre la mer, ils sont privés d’amour et de lumière.
Tandis que nous quémandons la culpabilité de l’Occident, à qui nos enfants demanderont-ils réparation ? (p. 213)
C’est en prenant la mesure de ces deux paroles que Miano entend créer un rapport à soi propre et indépendant de toute pensée coloniale. La simple cohabitation de ces discours ne saurait éclairer la voie tierce qu’elle recherche. Plus encore, il faudrait les fusionner et faire naitre un discours nouveau, où le rapport à la mémoire ne cherche ni à élever le passé au statut d’époque glorieuse ni à le reléguer à une période honteuse de son histoire.
BIBLIOGRAPHIE
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NOTES DE BAS DE PAGE
[1] Audre Lorde, citée dans Léonora Miano. Afropea : Utopie post-occidentale et post-raciste, Paris, Grasset & Fasquelle. 2020, p. 87.
[2] Léonora Miano. « Sub-saharan literatures and the conquest of the self », Journal of the African Literature Association, 8(2), 2014, p. 235.
[3] Léonora Miano. Afropea : Utopie post-occidentale et post-raciste, op. cit., p. 107.
[4] Marie-Louise Messi Ndogo, « La perception du féminin à travers la littérature camerounaise », dans Isaac Bazié (dir) et al., Femmes en francophonie : Écritures et lectures du féminin dans les littératures francophones, Montréal, Mémoire d’encrier, 2013, p. 137.
[5] Daniel Fabre et Claudine Fabre-Vassas, « Du rite au roman. Parcours d’Yvonne Verdier », dans Yvonne Verdier, Coutume et destin, Paris, Gallimard, 1995, p. 30.
[6] Arnold Van Gennep, Les rites de passage. Étude systématique des rites de la porte et du seuil, de l’hospitalité, de l’adoption, de la grossesse et de l’accouchement, de la naissance, de l’enfance, de la puberté, de l’initiation, du couronnement, des fiançailles et du mariage, des funérailles, des saisons, etc., Paris. Picard, 1981[1909], p. 4.
[7] Marie Scarpa, « Le personnage liminaire », dans Véronique Cnockaert (dir) et al., L’ethnocritique de la littérature, Québec, Presses de l’Université du Québec, 2011, p. 180.
[8] Idem.
[9] Léonora Miano, L’intérieur de la nuit, Paris, Plon, 2005, p. 40. Dorénavant, toutes les références à cet ouvrage seront placées entre parenthèses dans le texte.
[10] Niall Bond, L’heure zéro : un mythe fondateur de l’Allemagne de l’après-guerre, Sens public, 2012.
[11] Idem.
[12] Victor Turner, Le phénomène rituel. Structure et contre-structure, Paris, Presses universitaires de France, 1990 [1969], p. 97.
[13] Marie Scarpa, « Le personnage liminaire », dans Cnockaert, Véronique (dir) et al., L’ethnocritique de la littérature, Québec, Presses de l’Université du Québec, 2011, p. 180. (Nous soulignons).
[14] Victor Turner, Le phénomène rituel. Structure et contre-structure, Paris, Presses universitaires de France, 1990 [1969], p. 162.
[15] Paul Ricoeur, Le temps raconté, Paris, Seuil, 1985, p. 349.
[16] Idem.
[17] Léonora Miano. Afropea : Utopie post-occidentale et post-raciste. Paris, Grasset & Fasquelle. 2020, p. 196.
