On attribue depuis longtemps à l’art une fonction mémorielle. Il y a des siècles déjà, on considérait qu’un des pouvoirs du portrait peint était de permettre la préservation du souvenir des individus représentés par la peinture, même au-delà de leur mort. Cette croyance s’inscrivait bien entendu dans une conception de l’art comme tentative d’accéder à une forme de vérité ou d’authenticité réelle. L’avènement de la photographie, qui propose une capture directe du monde, et donc une représentation beaucoup plus détaillée et authentique de la réalité, marque un tournant dans l’art visuel. Le pouvoir de mémoire accordé à l’image se trouve décuplé puisque la photographie, par son niveau de détail élevé, est considérée comme étant capable de susciter le souvenir chez l’observateur. Dans le domaine littéraire, le potentiel mémoriel de la photo a aussi pu être exploité, notamment pour servir à la rétrospection dans des démarches autobiographique1. En effet, « [l]a photographie […] appartient au rituel du souvenir, à une pratique réglée de caractère sacré. Le biographe a recours à elle dans des pratiques proches du rite : elle accompagne ou archive des moments clés de l’existence familiale, dont l’œuvre rend compte2. » D’une manière différente, Hervé Guibert – écrivain, critique photographique et photographe – s’est lui aussi saisi de cette question, en la retravaillant et en la problématisant dans son ouvrage L’Image fantôme3, un recueil de courts textes d’autofiction ayant pour fil conducteur la photographie. Dans cette œuvre publiée en 1981, l’auteur livre sa conception et son rapport à la photographie à travers divers textes qui se répondent et construisent un propos. En ce qui concerne le pouvoir mémoriel de la photo, on verra que, dans L’Image fantôme, Guibert établit en fait une relation paradoxale entre photographie et mémoire, et que ce paradoxe est au fondement même de la justification de son projet d’écriture. Plus précisément, l’auteur propose une conception double de la photographie, entre la photo « tangible », ennemie de la mémoire, et la photo « non tangible », dont la mémoire est construite. On comprendra alors comment il utilise la littérature pour résoudre cette contradiction.
D’abord, L’Image fantôme propose une rupture avec l’idée selon laquelle la photographie possède une fonction mémorielle. Au contraire, la photo y est totalement étrangère à la mémoire. Dans « Inventaire du carton à photos », un texte clé du recueil pour comprendre cette conception, on lit la réflexion du narrateur qui examine ses photos de famille. Celui-ci s’étonne de la distance qu’il ressent entre les images et sa propre représentation du passé : « Les photos, que j’ai déjà dû voir, à plusieurs reprises, enfant, ne coïncident pas avec mes souvenirs : les photos, malgré leur réalité tangible, n’ont pu forger des souvenirs antérieurs à ceux qu’a bien voulu conserver ma mémoire » (p. 36). Notons ici l’insistance de la narration sur la tangibilité de la photo. En effet, dans le livre de Guibert, c’est plus précisément la photographie en tant qu’objet et activité tangible qui s’oppose à la mémoire. Au sein de ce chapitre d’une dizaine de pages, il insiste sans cesse sur cette idée, la répète et la martèle encore et encore, parfois en reprenant pratiquement les mêmes termes et structures de phrases : « De souvenirs de photo, enfin de souvenirs qui ont coïncidé avec une photographie, je n’en ai pas : je me souviens des clichés, mais je n’ai pas l’impression de les avoir vécus » (p. 37). Cette défaillance de la photographie semble ainsi provoquer une réelle frustration chez le narrateur. Guibert va même plus loin : la photographie n’est pas seulement étrangère à la mémoire, elle lui est néfaste. Elle la corrompt et la détériore :
Or ses photos d’enfance ne disent rien de ses souvenirs, ne laissent rien transparaître : c’est une mémoire aveugle, muette, mutilée […]. On dit que la raison d’être de la photo de famille est de conserver des souvenirs, mais elle crée des images qui se substituent au souvenir, qui le recouvrent, et qui sont une espèce d’histoire digne, aplanie et interchangeable (p. 38).
La citation est très évocatrice : la photo est associée à un processus violent de destruction et de mutilation du souvenir. Si « Inventaire du carton à photos » construit clairement un rapport hostile avec l’acte et l’objet de la photographie, cette conception se retrouve en filigrane à travers toute L’Image fantôme. Par exemple, dans « L’image parfaite », l’acte photographique a la capacité d’« oblitér[er], justement, tout souvenir de l’émotion, car la photographie est une pratique englobeuse et oublieuse » (p. 24), tandis que la photo physique est comparée à « l’objet, autrefois intime, d’un amnésique » (p. 24). Les passages relevés associent encore une fois l’oubli aux deux facettes de la matérialité de la photo, soit l’action de photographier et l’objet qui en résulte. C’est encore le cas dans « Photo souvenir » : « je sais bien que ce visage, le vrai, va disparaître tout à fait de ma mémoire, chassé par la preuve tangible de l’image » (p. 28). À travers toutes les citations présentées ci-haut, la même idée est décrite dans un vocabulaire toujours semblable, et évoque, à l’échelle du recueil, un manque ressenti par l’auteur-narrateur face à l’incapacité mémorielle de la photographie.
Par ailleurs, dans l’œuvre de Guibert, la photographie apparaît incapable de prendre en charge une fonction mémorielle parce qu’elle est investie d’un autre rôle : celui de la représentation et de la capture du désir. En effet, la photographie y est tellement saturée de désir qu’elle semble perdre tout autre pouvoir. Le texte est tout aussi limpide à ce sujet, particulièrement dans la réponse que le narrateur fait à ce qu’on imagine être un intervieweur dans « L’homosexualité » : « Comment voulez-vous parler de photographie sans parler de désir ? […] Je ne saurais pas vous dire cela plus simplement : l’image est l’essence du désir, et désexualiser l’image, ce serait la réduire à la théorie… » (p. 89). Ce désir qui exclut la mémoire est lui aussi relié à la fois à l’acte de photographier et à l’objet photo. Ainsi, de nombreux textes de L’Image fantôme sont centrés sur la photo érotique, la photo pornographique ou plus simplement sur des photos de chanteurs ou d’acteurs que le narrateur a pu désirer4. Mais, ce qui est particulièrement pertinent d’observer, c’est le désir associé même aux photos de famille. En effet, ces images, qui existent normalement dans le but de conserver des souvenirs, sont dénaturées alors que l’écriture de Guibert en fait des objets de désir. De cette manière, les parents perdent, une fois transposés à l’image, le bagage familial et mémoriel qu’on devrait leur associer : « Je découvre aussi, grâce à ces photos, le charme de mes parents […] : ils sont jeunes, ils sont parfois plus jeunes que moi, et je découvre leur sourire, leur peau bronzée, leurs corps minces, je me prends à pouvoir les désirer » (p. 39). Ici, les figures parentales sont dépossédées de leur histoire, ne sont plus associées qu’à leur corps. Plus tard, lorsque le narrateur écrit : « Je me suis dit, en voyant mon père à l’âge de trente ans : “s’il se présentait ainsi, aujourd’hui, devant moi, j’aimerais bien coucher avec lui.” » (p. 51), cela peut engendrer un certain inconfort chez le lecteur, justement dû au fait que l’image du père est totalement dénaturée de sa fonction habituelle. Quant à l’acte de la photographie, dès le début du recueil, dans « L’image fantôme » (p. 11-18), le lecteur est témoin d’une scène où le narrateur fait de la photographie de sa mère une véritable mise en scène de son complexe d’Œdipe. Ultérieurement, dans « Retour à l’image amoureuse » (p.164), il fait comprendre à son amant que l’acte de photographier se substitue, pour lui, à une caresse tant amoureuse qu’érotique. Dans tous les cas, le désir étouffe la capacité mémorielle de la photographie.
D’un autre côté, et c’est là que se révèle le paradoxe, Guibert conçoit la mémoire comme une suite de photos. Ici, la différence fondamentale réside dans le fait que cette conception est associée à une photographie non tangible, symbolique ou métaphorique. Le texte clé du recueil pour saisir cette perspective est « Diapos », où le narrateur expose de façon imagée sa conception de la mémoire :
Nous avons, pour évoquer des visages, des sortes de diapositives mentales, plus ou moins immédiates, plus ou moins floues, plus ou moins passées. Nous avons dans la tête, juste derrière les yeux, là où il semble y avoir un autre écran, des paniers, des magasins de clichés, plus ou moins familiers, plus ou moins prêts à fonctionner, et puis des magasins plus éloignés, hauts perchés, où nous allons de temps en temps chercher une diapositive plus ancienne et un peu oubliée […]. Ces clichés sont des sortes d’abstraction, de certitudes d’existence, de sympathies ou d’antipathies. […] (Chaque mort provoquerait la destruction d’un fonds photographique qui repasserait une dernière fois, dit-on, dans un rayon de conscience…) (p. 142-144).
Ici, Guibert rapproche les concepts de photo et de mémoire à travers une métaphore filée sur trois pages, où la photo est envisagée comme une vue de l’esprit, c’est-à-dire comme une notion purement imaginaire. Il reprend l’image populaire voulant que tous les souvenirs d’une personne défilent sous ses yeux au moment de mourir, mais y effectue une substitution : les souvenirs deviennent « fonds photographique ». On comprend ainsi pourquoi la photographie est si centrale dans son projet d’écriture autofictionnel, qui est justement un lieu de mémoire pour l’auteur. La forme même de L’Image fantôme, soit 64 courts textes mettant en scène des photographies, fait penser à une suite d’images momentanées qui dressent toutes ensemble un portrait de la vie du narrateur. D’ailleurs, Guibert fait le choix conscient d’exclure les supports photographiques réels de son œuvre. Pour que le projet mémoriel prenne forme, la photographie doit rester intangible : « [Mon récit] parle de la photo de façon négative, il ne parle que d’images fantômes, d’images qui ne sont pas sorties, ou bien d’images latentes, d’images intimes au point d’en être invisibles. » (p. 123-124) Effectivement, parmi les différents textes, une grande place est accordée aux images fantasmées. La racine étymologique des mots fantasme et fantôme « désigne, en bas latin, une image, une représentation par l’imagination. Le fantasme comme le fantôme sont donc des images par définition, et on comprend alors qu’ils aient partie liée avec la photographie5 ». Dans tous les cas, la mémoire est plus contenue dans l’ekphrasis (la description écrite d’une œuvre d’art) d’une photo imaginaire que dans la photo réelle.
On atteint ici l’élément primordial qui permet à Guibert de résoudre le paradoxe qui régit le rapport entre photographie et mémoire : la littérature. Au premier abord, si la photographie n’est pas mémoire, mais que la mémoire est photographie, alors on semble se trouver dans une impasse. Mais en fait, le caractère symbolique de la conception de la mémoire de Guibert permet de la transposer au littéraire. Les images photographiques intangibles dont la mémoire est constituée peuvent être reproduites par le texte : « [la photo] ne se donne à voir que par l’écriture qui en livre l’ekphrasis6 ». La mémoire peut alors enfin être extériorisée. En d’autres mots, c’est à travers la littérature que le pouvoir mémoriel de la photographie est finalement exploitable. En effet, l’écriture est elle aussi une production d’images. Guibert le fait lui-même remarquer dans le texte « L’écriture photographique » où il se penche sur les écrits de deux auteurs, le premier étant Goethe : « Quand Goethe écrit, dans son Voyage en Italie […], il fait une sorte de photo de voyage, il tire une carte postale » (p. 73). Guibert a la même réalisation face à l’écriture de Kafka : « De même, certaines notations brèves du journal de Kafka sont de pures photographies » (p. 76). Par conséquent, si l’écriture peut être photographie, la frustration de mémoire ressentie vis-à-vis de la photographie tangible peut enfin être comblée. En effet, comme l’auteur-narrateur de L’Image fantôme éprouve un manque lié au fait que les photos réelles ne correspondent pas aux souvenirs vécus, il peut enfin créer, par le littéraire, les images de l’esprit qui, elles, coïncident bel et bien avec la mémoire. Il s’agit en quelque sorte de la justification même du projet d’écriture de L’Image fantôme. D’ailleurs, dans le texte, l’auteur se montre conscient du pouvoir réparateur de l’écrit sur la mémoire photographique. Concernant la vision d’une image parfaite non photographiée, Guibert écrit : « elle aura eu le temps de faire son chemin dans ma tête, de s’y cristalliser en image parfaite, l’abstraction photographique se sera effectuée toute seule, sur la plaque sensible de la mémoire, puis développée et révélée par l’écriture » (p. 24). Dans cette citation, on retrouve tous les éléments importants constituant le projet d’écriture de ce recueil : la photographie comme image de l’esprit, le lien étroit entre elle et la mémoire, et la capacité de la littérature à exprimer cette image mémorielle.
En bref, dans un premier temps, L’Image fantôme présente effectivement un paradoxe lié au pouvoir mémoriel de la photographie : dans son état tangible, elle est totalement dénuée de ce pouvoir, alors que, en tant qu’image mentale, elle est la matière même de la mémoire. Toutefois, la mise en écriture des photographies non tangibles du souvenir donne une issue à ce paradoxe. Si l’on veut, Guibert apporte avec L’Image fantôme une réponse au paragone qui peut exister entre littérature et photographie, c’est-à-dire au débat quant à la différence et la supériorité des arts les uns par rapport aux autres. Du moins, il y répond en ce qui concerne leur capacité mémorielle : « Concernant leur pouvoir de réminiscence respectif, il conclut en termes quasi proustiens à la supériorité du récit qui, lui seul, est capable de ré-enchanter le souvenir, de ramener à la surface l’émotion vécue autrefois et captive de l’oubli7». Chez Guibert, on ne peut pourtant pas procéder à une opposition franche entre ces deux formes artistiques. En effet, si la littérature peut atteindre un pouvoir mémoriel supérieur, c’est parce qu’il la conçoit à travers le prisme de la photographie. Entre littérature et photographie, « chacun trouve son énergie dans le fantôme de l’autre : la photo raconte une histoire qui n’est pas écrite et en résulte […], quand le récit narre une photo qui n’a pas été faite, ou une histoire dans laquelle un cliché tient un rôle majeur8. » Chaque art continue donc de jouer un rôle essentiel dans l’œuvre de Guibert. En ce sens, son œuvre peut aussi se lire comme une exploration moderne de la célèbre expression latine d’Horace ut pictura poesis, qui se traduit littéralement par « comme la peinture, la poésie » et qui a cristallisé, depuis l’Antiquité, les interrogations concernant les rapports d’influence et de ressemblance entre l’art littéraire et les arts visuels.
BIBLIOGRAPHIE
Boulé, Jean-Pierre et Arnaud Genon, « L’Image fantôme ou le négatif de la photographie », Roman 20-50, vol. 59, no 1, 2015, p. 4156.
Douzou, Catherine, « “À mon seul désir”. Hervé Guibert photographe amateur », Roman 20-50, vol. 59, no 1, 2015, p. 5768.
Guibert, Hervé, L’Image fantôme, Paris, Éditions de Minuit, 1981, 172 p.
Jopeck, Sylvie, La photographie et l’(auto)biographie, Paris, Gallimard, coll. « La bibliothèque Gallimard », 2004, 192 p.
Méaux, Danièle et Jean-Bernard Vray (dir.), Traces photographiques, traces autobiographiques, Saint-Étienne, Publications de l’Université de Saint-Étienne, coll. « Lire au présent », 2004, 272 p.
Vallat, Pascal, « L’Image fantôme ou l’écriture au miroir du cliché », Roman 20-50, vol. 59, no 1, 2015, p. 2140.
NOTES DE BAS DE PAGE
- Danièle Méaux et Jean-Bernard Vray (dir.), Traces photographiques, traces autobiographiques, Saint-Étienne, Publications de l’Université de Saint-Étienne, coll. « Lire au présent », 2004, p. 9, 11. ↩︎
- Sylvie Jopeck, La photographie et l’(auto)biographie, Paris, Gallimard, coll. « La bibliothèque Gallimard », 2004, p. 88. ↩︎
- Hervé Guibert, L’Image fantôme, Paris, Éditions de Minuit, 1981, 172 p. Désormais les références à cet ouvrage seront placées entre parenthèses dans le texte. ↩︎
- Voir « Premier amour », p. 19-21 ; «L’image érotique» , p. 25-27 ; «Photo porno», p. 100-101 ; «Porno bis», p. 102-104 ; «Le scotch rouge», p.105. ↩︎
- Jean-Pierre Boulé et Arnaud Genon, « L’Image fantôme ou le négatif de la photographie» , Roman 20-50, vol. 59, no 1, 2015, p. 53. ↩︎
- Ibid., p. 48. ↩︎
- Pascal Vallat, « L’Image fantôme ou l’écriture au miroir du cliché », Roman 20-50, vol. 59, no 1, 2015, p. 33. ↩︎
- Catherine Douzou, « “À mon seul désir”. Hervé Guibert photographe amateur », Roman 20-50, vol. 59, no 1, 2015, p. 58. ↩︎
