
Fondée en 2022 par des étudiant·e·s de l’Université du Québec à Montréal, la revue Premières lignes se donne pour mission d’offrir un espace d’expérimentation pour la recherche en études littéraires au premier cycle. Destinée à l’accueil des voix dites « débutantes », elle cherche à valoriser le savoir de ces voix et d’en faire les points de départ d’une réflexion commune. Premières lignes se veut donc un espace où se condensent les débuts : de parcours, de parole, de communauté. C’est en se permettant le risque de se présenter sous une forme contestable, aux contours indéfinis ou indéfinissables, que les pensées naissantes que nous publions se dévoilent à leurs pair·e·s. Les sentiers que parcourent ces paroles, qu’ils soient ceux de leurs prédécesseur·e·s ou des tracés inhabituels dans la forêt des mots, témoignent de la liberté que nous nous proposons d’offrir aux littéraires pour qu’ils et elles se rendent au bout de leurs réflexions.
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Quels chemins prennent les littéraires pour se rendre au-delà et en deçà du visible ? Comment tracer les contours de ce qui est invisible ? Que fait-on apparaître et disparaître dans le texte littéraire ? Cette année, nous avons invité le premier cycle à réfléchir la tension entre le visible et l’invisible, l’expression des angles morts, des tabous et des silences.
Aller au-delà du visible, c’est prendre conscience de l’espace éclairé par fragments, sans jamais accéder à une image complète du réel sauf par l’accumulation des éclats de visible. Jean-Pierre Lebrun conçoit l’espace langagier comme un « vide » que crée l’acte de parole, puisque celui-ci « suppose un recul, […] un décollement du réel. » (Lebrun, 2009) Emma Létourneau se penche sur la question de l’invisible à l’aide des notions psychanalytiques. Dans Nommer la perte : réel et indicibilité dans Le ravissement de Lol V. Stein et L’Amant, elle argumente que l’expression de la perte, par un riche réseau sémantique, permet aux personnages de Duras d’exprimer leurs inadéquations au réel et à eux-mêmes, et ainsi, de contenir un état impossible à décrire dans un discours qui, au moins, le nomme.
Aller au-delà du visible participe d’une vision politique de la littérature, car écrire c’est prendre position dans « l’économie du visible » (Mondzain, 2003). C’est dans cette veine que s’inscrit le texte S’autodéterminer par le langage : la mise en signes et en récit de l’agentivité féminine dans Les guérillères de Monique Wittig de Guillaume Beauchesne, puisqu’il étudie les manières dont Les Guérillères de Monique Wittig rend compte de la construction du genre par la langue. Il montre que Wittig se réapproprie une langue dominée par le masculin par un jeu pronominal qui a pour effet d’inverser les rapports de pouvoir entre les genres. Par cette langue unique, Wittig ferait du langage un usage performatif en ce qu’elle agit directement sur ce qu’elle nomme. Camille Parent-Montpetit, dans Se construire un royaume pour habiter les marges, met en évidence les stratégies discursives qui permettent à Chloé Savoie-Bernard de révéler la réalité intime des femmes. Il y est question de déconstruction d’un discours maternaliste, de solidarité féminine, de normalisation de l’avortement et de prise de pouvoir sur son corps et son destin. Elle en conclut que l’exposition des traumatismes intimes permettrait de les accepter et de les faire accepter.
Aller au-delà du visible, pour Babette Goossens, c’est investiguer ce qui s’y dérobe, ce qui, dans le silence, peut devenir discours. Dans son essai créatif Aux entournures du discours. Ouvrir ma langue aux vides et aux silences, Goossens réfléchit aux mécanismes coloniaux inscrits à même le langage et aux brèches que l’on peut y creuser pour le déconstruire. Christine Angot nous dit qu’il ne suffit pas de nommer, mais qu’il faut viser, par l’usage du mot, un accroissement de son sens. Se saisir du mot, et non pas seulement l’employer, exige d’ouvrir les possibles de son référent, de « le définir en images, et en perceptions. » (Angot, 2016) C’est ainsi que se construit l’argumentaire de cet essai, voguant entre poésie et prose, entre pensée et image.
Pour Annie Ernaux, la peau, le corps, cette façade entre le soi et l’autre, est un trait dont il faudrait témoigner pour rendre compte du réel et pour donner droit, pour donner accès à l’existence littéraire :
Je suis devant un choix qui, singulièrement aujourd’hui, engage la lecture qui sera faite de ce journal. Écrire « une femme », c’est gommer une caractéristique physique que je ne peux pas ne pas avoir vue immédiatement. C’est en somme « blanchir » implicitement cette femme […]. C’est refuser quelque chose de son être et non des moindres, sa peau. Lui refuser textuellement la visibilité. (Ernaux, 2016)
La visibilité textuelle qu’explicite ici Ernaux a inspiré trois auteur.ice.s de ce numéro. Présentées en un dossier, leurs analyses des oeuvres ernaliennes traitent du visible par les enjeux de la honte, du corps et de l’intertextualité. Anthony Fréchette, dans La honte : « émotion corporelle » chez Annie Ernaux et Didier Eribon, avance que le sentiment de honte appartient à l’ordre de l’indicible et du silence, mais que, dans un mouvement de retour vers soi, le texte et le corps sont en mesure d’exprimer ce silence.
La question de la honte se retrouve aussi dans le texte d’Andréane Mcnally-Gagnon, Déterrer la honte : l’intertextualité comme outil d’agentivité dans Là où je me terre de Caroline Dawson et La honte d’Annie Ernaux, qui nous pointe les manières dont Caroline Dawson revendique les mêmes motifs héréditaires de honte qu’Ernaux par le biais de l’intertextualité, en plus d’aborder l’enjeu d’intersectionnalité. Martine Delvaux nous dit que la honte est « ce qui nous fait apparaître, nous interdit de passer inaperçu·e », ce qui fuit la lumière, mais s’y retrouve inévitablement (Martine Delvaux, La honte : méthode, conférence donnée à l’Université du Québec à Montréal le 17 mai 2023). Prises avec une honte de leur milieu d’origine, Ernaux et Dawson racontent les scènes fondatrices de ce sentiment, les moments qui ont suscité chez elles un désir de s’effacer, d’être oubliées. En s’inscrivant dans une communauté de la honte par le biais de l’intertextualité, ces autrices mettraient en lumière ce qui fait d’elles « altérité », mais surtout, se permettraient de présenter une identité complexe et totale, malgré leur honte.
Le texte rend-il parfois trop visible ? Il expose, dénude, fixe le sujet politique dans le temps, proscrit son absence, et lui interdit l’oubli. C’est de cette inscription du corps et de la mémoire dans le texte littéraire dont il est question dans De la maladie à la perte. Raconter l’indicible avec Ernaux de Tamara Mondello. En s’intéressant aux mécanismes de visibilité du corps et de la maladie dans les oeuvres Une femme et « Je ne suis pas sortie de ma nuit », Mondello observe une résistance à l’oubli et au vieillissement, ainsi qu’une possible sortie de l’indicibilité, par le biais de la confidence.
Bonne lecture !
BIBLIOGRAPHIE
Angot, Christine. 2016. Un amour impossible. Suivi de conférence à New-York. Paris : Flammarion. coll. « J’ai lu ».
Ernaux, Annie. 2016. Regarde les lumières mon amour. Paris: Gallimard. coll. « Folio »
Lebrun, Jean-Pierre. 2015 [2009]. « Ce que parler implique ». Dans La perversion ordinaire. Vivre ensemble sans autrui. Paris : Flammarion. coll. « Champs ».
Mondzain, Marie-Josée. 2003. Le commerce des regards. Paris : Seuil, coll. « L’ordre philosophique ».
Date
2024
Numéro
n°2
Articles
7
Thème
Au-delà du visible
Raphaëlle Bergeron
Ariane Bertrand
Éloïse Campeau
Rosalie Dionne
Marie-Ève Dubé-Claveau
Coralline Ethier
Gaëlle Landreville
Laurie-Anne Masson
Marguerite Rouleau
Ariane Bertrand
Éloïse Campeau
Marie-Ève Dubé-Claveau
Coralline Ethier
Samira Lamontagne
Gaëlle Landreville
Vincent Palomares-Pelletier
Justine Poirel
Marguerite Rouleau
Comité de révision linguistique :
Léa Beauchemin-Laporte
Guillaume Beauchesne
Camille Bergeron
Julianne Lamer
Samira Lamontagne
Vincent Palomares-Pelletier
Janelle Pi
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