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004  « Habiter » – Date limite: 9 janvier 2026

APPEL DE TEXTES n°4

Habiter.

Habiter. Ouvrir la porte. Laisser résonner le mot seul, avant d’y entrer.  

Habiter. Un verbe simple, usité : j’habite dans une maison, un appart, un demi-sous-sol, une voiture, nulle part. J’habite sur une rue, dans une ville, dans un pays, sur un continent, sur la Terre, dans l’univers, cette vieille rengaine qui joue dans ma tête – excusez-la – la grosse tête pleine de langage. 

Dis donc, Habiter m’habiterait-il ?  

Bon, Habiter semble compliqué. Si bien que je ne pourrai en rendre compte que pauvrement. Mais nous avons peut-être une chance. Essayons.  


Pour ce quatrième numéro de Premières lignes, nous avons abaissé notre loupe sur ce verbe précis : Habiter, à l’infinitif. Nous le voyons comme un sentiment, et l’avons choisi pour son étendue, sa vivacité, et pour ce qu’il irradie du fait de ne pas être conjugué, comme ouvert et prêt à tout. 

Habiter. Commençons par ceci : la littérature habite l’espace. D’abord, celui de la page, oui, surface fragile où le texte apparait. Les mots cherchent à exister sur un objet sans être toutefois à l’abri du monde et de ses bouleversements. La poète Lív Maria Róadóttir Jæger, par exemple, confie écrire sur du papier mouillé (2024) pour ouvrir les espaces vulnérables entre littérature et environnement.  

Mais les mots possèdent aussi une force autonome, créatrice d’autres espaces. Pour Anne Carson, la littérature instaure « une atmosphère de verre » (1995, p. 2), démultiplie la surface d’un espace en convoquant ses reflets. Les mots sortent de la tête pour y entrer de nouveau ; ce sont les mêmes mots, mais transformés, pétris par l’espace entre deux miroirs, entre deux pages d’un livre.  

Habiter, être habité·e : cette formule recèle donc un renvoi infini vers soi-même. Emily Dickinson est dans sa maison à Amherst, Massachusetts, mais sa Maison est aussi en elle : « I dwell in Possibility / A fairer House than Prose » (poème 466). Dickinson n’a jamais cessé d’écrire le mouvement réfléchissant de son esprit. Un enchâssement spatial a lieu qui n’a rien d’hermétique, et tout de paradoxal : le dedans se jette vers le dehors qu’il contient – mais comment le peut-il ? 

***  

Or, convenons-en, Habiter n’est pas qu’une expérience de la pensée. Politiquement, l’enfermement relève d’un fantasme de colonisation : Habiter érige des frontières, imaginaires et réelles, sur le territoire et isole les peuples colonisés.  Les littératures autochtones, elles, déjouent ces frontières « de la maison du maître » (Giroux, 2020, p. 175) en inscrivant d’autres imaginaires dans leurs récits. Le barrage du castor, par exemple, est une frontière de bois empilé qui sert de protection et qui constitue un moyen de réappropriation de savoirs non-humains contre les violences : « surtout pas se laisser apprivoiser / […] parce que si le barrage saute je ne serai plus protégée » (Monnet, 2020, p. 51). Violences comme celles du Blanc, par exemple, dont le discours est rapporté par An Antane Kapesh dans Je suis une maudite sauvagesse : « […] je vous donnerai des maisons et je vous enseignerai ma culture. » (Kapesh, 1975, p. 23). Quand le domicile – ou l’exil – est forcé, quand un territoire est pris de force, comment est-il possible d’Habiter à nouveau ? 

Comme le territoire, le corps est aussi sujet à d’autres formes de violences et d’exigences sociétales. Comment négocier ces impératifs qui fragilisent, surveillent et contrôlent le corps ? Quelles techniques utilise-t-il pour mieux s’habiter, pour mieux performer ou déjouer, voire, pour mieux se perdre ? Fluide, le corps se meut ; il ne s’aménage pas. Pour l’habiter, il faut accepter une part d’étrange : « percer des trous […], fouiller longtemps […] ces morceaux de corps que nous empruntons, que nous volerons peut-être même afin de constituer, enfin, un corps qui nous ressemble » (Savoie-Bernard, 2018, p. 6-7). On engendre un état d’instabilité, où les frontières perforées inventent de nouvelles corporalités sensibles au dehors.  

En ce sens, il peut être intéressant de se demander comment Habiter se distingue de Posséder. Comment penser ce thème au-delà du concept de propriété privée et d’appartenance ? Nous voilà à une époque où la relation entre le salaire médian et le coût de la vie peut être qualifiée de longue distance. Il est difficile d’habiter quelque part, au sens conventionnel du terme. Si bien que pour plusieurs, l’idée d’avoir un logement relève du rêve ou de la fiction. À une époque où Habiter est si précaire, comment l’élargir, comment se méfier du Posséder qui y dort ? Comment construire des cabanes partout, pour tout le monde, pour nous ?  

Dans son essai Nos cabanes (2019), Marielle Macé explore l’élargissement de l’idée d’habiter : élargissement de notre ouverture au monde et au vivant, des possibilités, de l’envisageable dans nos relations terriennes du silence… C’est-à-dire qu’on s’ouvre à ce qui n’arrive pas (encore), ou bien à ce qui n’est déjà plus là : les sons et les voix, les idées et les témoignages de toute forme du vivant – ou bien du mort qui chuchote encore. C’est l’idée d’habiter l’élargissement même. « Il y a plus d’idées sur terre qu’on ne l’imagine », écrit Macé ; « [i]l s’agit d’honorer ces idées qui s’élancent depuis les événements et les vies – et depuis les choses, les bêtes, les fleuves ou les forêts […] » (2019, p. 71). Suivre alors ces idées telluriques, les honorer comme le fait Vincent Lambert en s’émerveillant des « mélèzes de [s]on âge » sur une feuille qui porte, ne serait-ce que symboliquement, la trace de leur vie (2023, p. 41). Saluons-les, nous aussi, ces arbres qui habitent nos pages et qui permettent à nos mots de les habiter à leur tour.  

*** 

Partager son appart avec des souris, partager le parc avec des écureuils, la rue avec des pigeons. Des toutous dans le lit et de la poussière au sol, sur les moulures, sur les notes du piano ; la poussière a son coin comme la drosophile son fruit. C’est simple, mais c’est ça aussi. 

Pour ce quatrième numéro, Premières lignes vous invite donc à écrire à partir de ce verbe : Habiter. Il y a quelque chose dans vos murs, vous dit-on. Tenez-vous sur le seuil, écoutez ce qui bruine dehors, sentez ce qui y répond en dedans. Collez-y l’oreille, entendez gratter, faites un trou dans vos cloisons, un petit ou un grand, dites bonjour aux souris, trouvez-y votre fromage.  

Nous avons hâte de lire dans vos réflexions le retentissement de vos habitats, les aspirations de vos élargissements, ainsi que de partager et de travailler cet espace de la revue, de la voix.  

Avec vous et avec nous,  

Premières lignes.  


P. S. : Comme à l’habitude, voici pour votre considération une liste non exhaustive de sujets qui se prêteraient au thème. Sentez-vous libres de vous y arrêter un peu, longtemps, ou simplement de passer devant : 

  • le dedans, le dehors
  • les frontières, leur perméabilité, la liminarité 
  • les littératures autochtones 
  • les théories postcoloniales et décoloniales 
  • la hantologie 
  • l’écriture du traumatisme 
  • la réclusion 
  • l’exil, la migration, le déplacement  
  • la fuite 
  • la chambre, la maison, le logement 
  • le nationalisme littéraire 
  • l’utopie, les fictions de l’État 
  • les mondes imaginaires 
  • les fictions d’aventure 
  • la géopoétique 
  • l’écocritique 
  • la traduction littéraire 

*** 

Les propositions d’articles doivent être soumises en format .word ou .docx et être envoyées à l’adresse suivante avant le 9 janvier 2026 : info@revuepremiereslignes.ca 

La revue Premières lignes se voulant un espace d’initiation à la recherche en études littéraires, nous n’acceptons pas les propositions d’étudiant·e·s aux cycles supérieurs en études littéraires ou ayant complété un bac en études littéraires avant l’été 2025. 

Veuillez-vous assurer que le document soumis ne contienne aucune information permettant de vous identifier, et plutôt inclure votre description et vos coordonnées (nom, prénom, adresse courriel, parcours universitaire en cours ou terminé) dans le corps du courriel. 

Les textes proposés doivent comprendre entre 2000 et 5000 mots (environ 5 à 15 pages à double interligne), être rédigés majoritairement en français et faire l’usage de la méthode citationnelle entre parenthèse (auteur·ice, année de publication, page). Nous vous encourageons à adopter l’écriture inclusive ou épicène, ainsi qu’à fournir des traumavertissements. 


CORPUS

Corpus artistique  

Corpus littéraire  

Arcan, Nelly (2004), Folle, Paris, Seuil, 204 p.  

Arcan, Nelly (2001), Putain, Paris, Seuil, coll. « Points », 192 p.  

Carson, Anne (2024), Verre, ironie et Dieu, trad. Claire Malroux, Paris, Éditions Corti, coll. « Série américaine », 179 p.  

Dawson, Caroline (2020), Là où je me terre, Montréal, Éditions du remue-ménage, 201 p.  

Dickinson, Emily (2007), « 466 », dans Car l’adieu, c’est la nuit, traduction et présentation de Claire Malroux, Paris, Gallimard, coll. « Poésie NRF », p. 142.  

Dillard, Annie (1992), Apprendre à parler à une pierre : expéditions et rencontres, trad. Béatrice Durand, Paris, Christian Bourgeois, 215 p.  

Giasson-Dulude, Gabrielle (2023), Entre les murs, des voix, Montréal, Éditions du remue-ménage, 213 p.  

Haushofer, Marlen (1992), Le mur invisible, Arles, Actes Sud, 346 p.  

Kapesh, An Antane (2019), Eukuan nin matshi-manitu innushkueu / Je suis une maudite sauvagesse, trad. José Mailhot, Montréal, Mémoire d’encrier, 212 p.  

Lambert, Vincent 2023, La troisième à partir du Soleil, Montréal, Le Quartanier, coll. « Série QR », 142 p.  

Miron, Gaston (2016 [1970]), L’homme rapaillé, Montréal, Typo, coll. « Poésie », 258 p.  

Monnet, Caroline (2020) Okinum, Montréal, Les Herbes rouges, coll. « Scène_s », 82 p.  

Pomerleau-Cloutier, Noémie (2021) La patience du lichen, Chicoutimi, La Peuplade, coll. « Poésie », 248 p.  

Ponge, Francis (1989), Le parti pris des choses : précédé deDouze petits écrits ; et suivi de Proêmes, Paris, Gallimard, 221 p.  

Róadóttir Jæger, Lív Maria (2024), J’écris sur du papier mouillé, trad. Christine Berlioz et Laila Flink Thullesen, Montréal, Éditions du Noroît, 144 p.  

Savoie-Bernard, Chloé et al. (2018), Corps : fictions, Montréal, Triptyque, coll. « Encrages », 147 p.  

Corpus cinématographique  

Boutang, Pierre-André (1995), « A comme Animal », dans L’Abécédaire de Gilles Deleuze, Sub-Til, 450 min. 

Diop, Mati (2024), Dahomey,  

Hamaguchi, Ryusuke (2023), 悪は存在しない, Japon, NEOPA, 106 min.  

Mekas, Jonas (2012 [1972]), Reminiscences of a Journey to Lithuania, Paris, Arcadès, 82 min.   

Mills, Jacquelyn (2022), Geographies of Solitude, San Francisco, Films We Like, 104 min.  

Perreault, Pierre (1997), Le goût de la farine, Montréal, ONF, 108 min.  

Perreault, Pierre, Michel Brault et Marcel Carrière (1962), Pour la suite du monde, Montréal, ONF, 105 min.  

Pool, Léa (2012), Hotel Chronicles, Montréal, ONF, 74 min. 

Waddington, Laura (2004), Border, France/Royaume-Uni, indépendant, 27 min. 


Corpus théorique  

Augé, Marc (1992), Non-lieux : introduction à une anthropologie de la surmodernité, Paris, Éditions du Seuil, 149 p.  

Bernier, Frédérique (2020), Hantises : carnet de Frida Burns sur quelques morceaux de vie et de littérature, Montréal, Nota bene, coll. « Miniatures », 83 p.  

Bernier, Frédérique (2024), Chimères : carnet de Frida Burns, vol. 2, Montréal, Nota bene, coll. « Miniatures », 91 p.  

Blanchot, Michel (1980), L’écriture du désastre, Paris, Gallimard, 219 p.  

Despret, Vinciane (2023), Habiter en oiseau, Arles, Actes Sud, coll. « Babel essai », 217 p. 

Gagnon, Madeleine (1993), La terre est remplie de langage, Montréal, VLB, 199 p.  

Glissant, Édouard (2008), Introduction à une poétique du divers, Paris, Gallimard, 144 p.  

Giroux, Dalie (2020), L’oeil du maître, Montréal, Mémoire d’encrier, 183 p.  

Hirsch, Marianne, Jonathan Chalier et Jennifer Orth-Veillon (2017), « Ce qui touche à la mémoire », Esprit, no 438, p. 42-61.  

hooks, bell (2017), De la marge au centre : théorie féministe, trad. Noomi B. Grüsig, Paris, Cambourakis, coll. « Sorcières », 298 p. 

Macé, Marielle (2019), Nos cabanes, Lagrasse, Verdier, coll. « La petite jaune », 121 p.  

Mbembe, Achile (2020), De la postcolonie : essai sur l’imagination coloniale dans l’Afrique contemporaine, Paris, La Découverte, 320 p.  

Melançon, Charlotte (2006), La prison magique, Montréal, Le Noroît, coll. « Chemins de traverse », 196 p.  

Nepveu, Pierre (1998), Intérieurs du Nouveau Monde : essais sur les littératures du Québec et des Amériques, Montréal, Boréal, coll. « Papiers collés », 378 p.  

Nora, Pierre (1997), Les lieux de mémoire, Paris, Gallimard, coll. « Quarto » 4751 p. 

White, Kenneth (1994), La plateau de l’albatros : introduction à la géopoétique, Paris, Grasset, 362 p.  

Woolf, Virginia (2005 [1996]), Une chambre à soi, trad. Clara Malraux, Paris, 10-18, 171 p.