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Arsenault, Emmanuel, « La mimétique poético-mathématique dans « Incendies » de Wajdi Mouawad ainsi que dans sa mise en scène par Inès et Elkhana Talbi », Premières lignes, n°3, 2025, en ligne.

La mimétique poético-mathématique dans « Incendies » de Wajdi Mouawad ainsi que dans sa mise en scène par Inès et Elkhana Talbi – Emmanuel Arsenault

L’artiste Wajdi Mouawad est notamment romancier, dramaturge, metteur en scène et directeur de théâtre. Son œuvre dramatique contient la tétralogie Le Sang des promesses, dont Incendies estle deuxième volet. L’œuvre est publiée et jouée pour la première fois en 2003. Pour en faire un (trop) bref résumé, l’action d’Incendies concerne deux jumeaux, Simon et Jeanne, qui, à la mort de leur mère, apprennent l’existence d’un frère et d’un père inconnus et encore vivants. Bien qu’hésitants au départ, ils retracent individuellement le passé et les violences vécues par Nawal, leur mère. Cette quête de vérité aboutit bel et bien à la découverte d’un père et d’un frère, mais ils étaient loin de se douter qu’un seul homme incarnait ces deux rôles familiaux à la fois. En automne 2024, le théâtre Duceppe présente de nouveau ce texte de Mouawad, mais cette fois-ci dans une mise en scène d’Inès et d’Elkhana Talbi.

En comparant le texte à sa plus récente représentation spectaculaire, il s’avère pertinent de se demander comment les mathématiques métaphorisent les actions accomplies par le personnage de Jeanne. La forme esthétique principalement étudiée sera celle du personnage, plus précisément celui de Jeanne. Ce choix est justifié par l’importance centrale des mathématiques dans la fiche identitaire de ce personnage, parce qu’elle les enseigne à l’université, mais surtout, car elle les utilise pour justifier ses raisonnements en dehors de sa vie professionnelle. Les répliques où elle s’adresse à des étudiants permettent l’introduction d’éléments clés pour cette analyse, notamment la théorie des graphes. Même à l’extérieur de sa classe, les mathématiques ne quittent pas Jeanne, qui réfléchit constamment en chiffres. Comme au théâtre le personnage est un « agent de l’action[1] », l’action de l’œuvre sera aussi abordée pour observer les métaphores que permettent les mathématiques. Finalement, le personnage et l’action seront mises en relation avec les choix scéniques pour saisir en quoi ils se complètent mutuellement. Ainsi, il sera possible de mieux comprendre l’évolution du rapport aux mathématiques chez le personnage de Jeanne au fil de la pièce pour finalement expliquer comment la mimétique dans le texte et dans le spectacle appuie l’importance accordée aux mathématiques.

I. L’apport des mathématiques au personnage de Jeanne : de rempart infaillible à arme désuète

            La première prise de parole du personnage de Jeanne est un long monologue sur la théorie des graphes, une discipline qui résout des problèmes par l’étude de sommets et d’arcs. Plus concrètement, ce domaine permet entre autres de relier des points ensemble pour former des réseaux. Elle commence par exposer à ses étudiants universitaires un polygone à cinq côtés formant un « K ». Elle questionne ensuite les étudiants sur le graphe de visibilité de ce polygone et leur révèle qu’il est impossible de tracer les contours du polygone à partir du graphe lui étant associé[2]. Du même coup, le personnage pose l’intrigue principale d’Incendies en métaphorisant sa situation familiale par ce problème. Le polygone représente « le plan d’une maison où vit une famille ». À partir de ce polygone simple, il est possible de « tracer son graphe de visibilité et son application théorique » (p. 20-21). Cependant, l’inverse est infaisable : on ne peut trouver la forme du polygone à partir d’une application théorique. Par cela émerge un deuxième degré dénonçant l’impossibilité de reconstituer la famille de Jeanne, puisqu’un père et un frère (qui représentent deux coins de la maison métaphorique) demeurent inconnus. Durant ce passage de la représentation scénique, le polygone est projeté sur un écran, ce qui accentue l’importance de la réplique et rend la métaphore familiale encore plus évidente puisque chaque sommet s’associe visuellement à un membre de la famille. Cette première prise de parole présente le personnage de Jeanne comme rationnel puisque les mathématiques, traditionnellement réputées pour être objectives et « ne s’intéressant qu’aux faits[3] », sont l’une des caractéristiques centrales de son identité. En sortant du texte pour s’attarder au spectacle, on remarque que le choix de costume de Sophie El-Assaad pour ce personnage concorde avec cette conception sérieuse et rationnelle de Jeanne, car elle est vêtue de façon propre et sobre : une chemise blanche rentrée dans un pantalon gris. Une tenue comme celle-ci puise dans les stéréotypes d’un personnage cartésien et professionnel, voire froid.

En plus de poser l’intrigue du récit par les mathématiques, ce personnage exprime une volonté de résoudre celle-ci par les mêmes moyens : « En mathématiques, 1 + 1 ne font pas 1,9 ou 2,2. Ils font 2 » (p. 23). Encore par le truchement scientifique, elle confirme que son frère et son père doivent forcément exister. Cependant, durant cette quête d’un père et d’un frère, l’arme infaillible que constituent pour elle les mathématiques commence progressivement à devenir désuète. Elle va même jusqu’à complètement se dissocier de cette partie de son identité lorsqu’elle dit que d’avoir appris à compter ne lui sert plus à rien. (p. 52) Le découragement de Jeanne dans sa quête de vérité (qui est rapidement devenue une quête identitaire) vient modifier la conception du personnage soi-disant rationnel et logique par le rejet complet de ce qui était au cœur de sa fiche identitaire. Face à une épreuve si irrationnelle et émotionnelle que celle de l’action d’Incendies, Jeanne dit que les mathématiques n’ont plus aucune réponse à lui fournir. Sur ce point, le texte et la représentation spectaculaire dialoguent une fois de plus, car le décor traduit cette fracturation progressive du personnage de Jeanne. Au début de la pièce, le module au centre de la scène ressemble à un énorme rectangle en pente. À mesure que les évènements défilent, ce module se fragmente en plusieurs morceaux. Cet éclatement du décor pourrait rappeler un casse-tête mathématique comme le cube de Rubik, qui, au départ, possède six faces uniformes. Une fois mélangées, les couleurs semblent impossibles à rassembler dans leur position initiale, laissant le problème irrésolu. Ce choix scénique métaphoriserait entre autres l’état psychique du personnage de Jeanne, pour qui l’identité de son père et de son frère demeure encore inaccessible.

Bref, le personnage de Jeanne qui comptait sur les mathématiques pour trouver les réponses de l’intrigue d’Incendies finit par rejeter complètement cet aspect de son identité. Cependant, l’introduction à la conjecture de Collatz dans le récit vient contredire cette prise de parole.

II. Les manifestations de la conjecture de Collatz chez le personnage de Jeanne : introduction à une nouvelle conception des mathématiques

            Bien que Jeanne en vienne à rejeter complètement les mathématiques, la révélation qu’un frère et un père peuvent constituer la même personne passe par une théorie mathématique : « SIMON : Un plus un, est-ce que ça peut faire un ? JEANNE : Oui » (p. 84). Cette théorie, la conjecture de Collatz est résumée par Jeanne dans l’une de ses répliques : « Si le chiffre est pair, on le divise par deux. S’il est impair, on le multiplie par trois et on rajoute un. […] Cette conjecture affirme que, peu importe le chiffre de départ, on arrive toujours à un » (p. 84). Le rejet des mathématiques dans sa quête de vérité apparait finalement comme une fausse piste, puisque c’est précisément ce qui permet la révélation de l’identité (commune) de son père et de son frère. Ce choix poétique présent dans le texte et dans la représentation élargit la conception des mathématiques. Puisque les mathématiques sont au cœur de l’identité de Jeanne, le personnage est lui aussi redéfini, c’est-à-dire qu’il reconnait la part d’abstraction dans la théorie des graphes, et plus largement, dans l’ensemble de ses raisonnements justifiés par les mathématiques. La disposition du décor souligne habilement le côté plus abstrait des mathématiques et du personnage de Jeanne à la fin du spectacle. Au moment où Nihad prend conscience qu’il est à la fois un père et un frère, le module principal qui s’était fragmenté durant le spectacle prend maintenant l’apparence d’une maison (la silhouette forme un triangle par-dessus un rectangle), rappelant l’explication de Jeanne sur la théorie des graphes. De plus, l’acteur jouant Nihad se tient sur le sommet du polygone qui forme la pointe du toit de cette maison. En surélevant sa position par rapport aux autres sommets du polygone, non seulement tous les personnages le voient clairement, mais le décor accentue la révélation et met en évidence cette donnée précédemment inconnue de Jeanne.

Maintenant que le voile illusionnel de la rationalité est tombé, il est possible de constater des manifestations de la conjecture de Collatz à d’autres endroits dans le texte et à d’autres moments du spectacle. C’est notamment le cas dans le récit de la naissance des jumeaux. Le discours du personnage du concierge ne mentionne qu’un seul bébé dans le seau où Jeanne et Simon ont été déposés à leur naissance (p. 66). On pourrait résumer par l’équation suivante : Jeanne + Simon = un bébé. Ce concierge fait d’ailleurs lui aussi partie d’une manifestation concrète de la conjecture de Collatz dans la représentation spectaculaire. L’acteur qui joue son rôle, Antoine Yared, joue également le rôle d’Antoine, l’ancien infirmier. Ainsi, le personnage du concierge plus celui d’Antoine donnent Antoine Yared.

            À l’image de l’usage des mathématiques qui devient plus abstrait que le croyait le personnage de Jeanne, son identité le devient aussi. Les mathématiques n’étaient donc pas désuètes après tout, au contraire. L’utilisation qu’en faisait le personnage de Jeanne devait simplement s’élargir à des fins plus abstraites pour parvenir à la vérité, soit que son père est également son frère.

III. Embras(s)ement des contradictions logiques : la mimétique poético-mathématique mouawadienne

            Il n’est pas anodin de constater une utilisation des mathématiques aussi poétique dans un univers fictif créé par Wajdi Mouawad. Les mathématiques représentent un élément central de l’imaginaire de Mouawad, aux côtés d’autres thèmes comme la mémoire, le trauma et l’exil[4]. Dans cette énumération, les mathématiques peuvent être dépeintes comme intruses au sein de sujets aussi chargés émotionnellement. Cependant, l’aspect artistique et sentimental qu’apportent la poétisation des mathématiques dans Incendies témoignent d’une volonté de mettre feu à l’opposition entre les mathématiques (et plus largement les sciences) et les arts, « ou en d’autres mots, les savoirs considérés d’une part objectifs, vérifiables et utilitaires et, d’autre part, subjectifs et esthétiques, pour ne pas dire ‘‘inutiles’’.[5] » Le dépassement des contradictions effectué par Mouawad résonne avec le paradoxa dont parle Barthes. Selon lui, le plaisir d’un texte se trouverait en abolissant « les barrières, les classes, les exclusions, non par syncrétisme, mais par simple débarras de ce vieux spectre : la contradiction logique[6] ». Le refus de cette « contradiction logique » est au cœur de la mimésis d’Incendies, dans le texte comme dans la mise en scène d’Inès et d’Elkhana Talbi.

            Lorsqu’il est question de la révélation de la vérité, les mathématiques permettent un effet de stylisation du réel. C’est le cas lorsque la conjecture de Collatz est utilisée pour énoncer que le bourreau de Nawal est à la fois le frère et le père des jumeaux. La violence suscitée par le dévoilement de l’identité de Nihad est ici tout d’abord atténuée par le procédé de la litote. À la page 85, Jeanne offre à son frère une démonstration de cette conjecture qui se termine par un « … Non! » À ce moment, un lectorat attentif peut comprendre ce que le personnage réalise et devancer ce brutal énoncé deux pages plus loin : « Ton frère est ton père » (p. 86). Les mathématiques permettent ici une révélation à la fois vraie, mais si abstraite. Ce passage ainsi que bien d’autres témoignent de la mimétique poético-mathématique d’Incendies qui passe par le rationnel pour expliquer l’irrationnel et vice-versa. Ainsi, les chiffres permettent de communiquer les enjeux de la mémoire, du trauma et de l’exil qui sont parfois trop douloureux pour les mots. Un autre exemple de cette mimésis stylistique se constate dans le module central du décor sur scène. Ce module a été précédemment comparé à un casse-tête mathématique qui se fragmente pour révéler que l’intérieur des morceaux est rouge. Il peut s’agir d’une façon de signaler que, même si en surface l’équation familiale semble résolue, elle renferme du sang et du feu, mais également de l’amour. Cette contradiction ajoute aux nuances et à l’ambivalence de ce récit. Le passage le plus contrastant est l’enchainement des deux lettres de Nawal adressées à Nihad. En tant que père des jumeaux, elle le considère comme un « bourreau » (p. 88). Cependant, elle lui promet qu’en tant que fils ainé, il aura toujours son amour inconditionnel (p. 90). D’ailleurs, la couleur de l’intérieur du module est uniforme et son apparence lisse, ce qui rappelle la rationalité. C’est, encore une fois, une manifestation de rationalité dans l’irrationnel.

Seulement deux exemples ont été relevés ici, mais d’autres passages du texte comme du spectacle pourraient témoigner de la mimésis stylistique d’Incendies qui métaphorise le réel (souvent par les mathématiques) pour finalement l’aborder avec une plus grande justesse. Le cheminement du personnage de Jeanne au cours de l’action comme l’usage fait des mathématiques dans Incendies, témoigne d’un rejet des oppositions préétablies, et plus particulièrement celle entre les arts et les mathématiques. Au départ, Jeanne croit connaitre et maitriser ce domaine d’études, puisqu’elle l’enseigne à l’université mais, lorsque son identité devient bouleversée par la quête d’un deuxième frère et de son père, elle croit que les chiffres ne peuvent rien pour son cas. À mesure que le personnage progresse dans sa recherche de vérité, elle réalise finalement que, depuis tout ce temps, les mathématiques avaient bel et bien la réponse à ses questions. Simplement, elle devait en élargir sa conception et comprendre que l’abstraction n’est pas gage d’illogisme. Wajdi Mouawad ainsi qu’Inès et Elkhana Talbi le prouvent en se servant des mathématiques pour exprimer l’irrationnel, l’indicible et la violence. La mimésis du texte et du spectacle transforme le réel en permettant une connotation subjective, abstraite et émotive aux chiffres autant qu’aux mots, surtout par les actions et la parole du personnage de Jeanne. L’usage des mathématiques dans Incendies permet donc de faire de l’ordre (par le désordre) dans le barda du personnage de Jeanne.


[1] Jean-Pierre Ryngaert, Introduction à l’analyse du théâtre, 3e éd., Paris, Armand Colin, 2014, p. 118.

[2] Wajdi Mouawad, Incendies, Montréal, Leméac, 2009 [2003], p. 21-22. Désormais, les références à cet ouvrage seront placées entre parenthèses dans le texte.

[3] Jean-Pierre Marquis, « Quelques remarques sur les sciences et les art », Espace Sculpture, n° 36 (1996), p. 12, https://www-erudit-org.proxy.bibliotheques.uqam.ca/fr/revues/espace/1996-n36-espace1048077/9896ac.pdf (Page consultée le 6 décembre 2024).

[4] Catherine Khordoc, « Cryptographie et poésie : dimensions mathématiques dans Incendies et Ciels de Wajdi Mouawad », Études littéraires, vol. 50, n° 2 (2021), p. 67, https://www.erudit.org/fr/revues/etudlitt/2021-v50-n2-etudlitt06565/1083997ar.pdf (Page consultée le 6 décembre 2024).

[5] Ibid., p. 69.

[6] Roland Barthes, « Le Plaisir du texte », Œuvres complètes : livres, textes, entretiens T. 4 : 1972-1976, Paris, Seuil, 2022, p. 219 (l’auteur souligne).


BIBLIOGRAPHIE

Barthes, Roland, « Le Plaisir du texte », Œuvres complètes : livres, textes, entretiens T. 4 : 1972-1976, Paris, Seuil, 2022, p. 219-261.

Khordoc, Catherine, « Cryptographie et poésie : dimensions mathématiques dans Incendies et Ciels de Wajdi Mouawad », Études littéraires, vol. 50, n° 2 (2021), p. 67-80, <https://www.erudit.org/fr/revues/etudlitt/2021-v50-n2-etudlitt06565/1083997ar.pdf>, (Page consultée le 6 décembre 2024).

Marquis, Jean-Pierre, « Quelques remarques sur les sciences et les arts », Espace Sculpture, n° 36 (1996), p. 12, <https://www-erudit-org.proxy.bibliotheques.uqam.ca/fr/revues/espace/1996-n36-espace1048077/9896ac.pdf>, (Page consultée le 6 décembre 2024).

Mouawad, Wajdi, Incendies, Montréal, Leméac, 2009 [2003], 93 p.

Ryngart, Jean-Pierre, Introduction à l’analyse du théâtre, 3e éd., Paris, Armand Colin, 2014,  158 p.