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Date limite : 13 janvier 2025

APPEL DE TEXTES n°3

003 – Barda

NOUVELLE DATE LIMITE : 13 JANVIER 2025
Date limite : 6 janvier 2025

003 « Barda » 

· Argot militaire – Équipement du soldat. 
· Familier – Bagage encombrant. Se débarrasser de son barda. 
· Ensemble d’objets accumulés en désordre, fouillis. 
Comment faire pour s’y retrouver, dans tout ce barda ? 
· Québec, Vieilli, Familier – Ménage, nettoyage. 
C’est le temps du grand barda. 
· Québec, Vieilli, Familier – Bruit, tapage. 
Faire du barda. 

-Définitions d’Antidote

Pour cette troisième parution de la revue, l’équipe de Premières Lignes vous invite à vous pencher sur le barda, cet amas de choses désordonnées aux identités multiples, ce bric-à-brac tonitruant. Le barda nous est familier, c’est un chaos que nous connaissons bien. Nous parlons de notre barda, comme de quelque chose qui nous appartient, que nous pouvons garder contre soi. Dans le vocabulaire militaire, il désigne l’équipement du soldat, celui qu’il transporte sur des kilomètres malgré sa pesanteur. Ce sont les dernières traces de son existence quotidienne, mais aussi le matériel nécessaire à la violence que requiert son combat. Ce sont deux univers antithétiques qui se retrouvent entremêlés dans un barda.  

Lourd et encombrant, le barda est un bagage dont il est difficile de se délester. Comme nos souvenirs, il prend une place considérable et constitue un poids sur nos épaules. Or, certains fardeaux sont plus difficiles à porter que d’autres. Les blessures, les violences imprègnent plus profondément, laissent des cicatrices dont nous n’arrivons pas à nous débarrasser. Le trauma, à l’instar du barda, s’infiltre et se tisse en fouillis.   

Le langage s’efforce de mettre de l’ordre dans ce qui, par nature, n’en a pas. Il peut dénouer les nœuds qui nous tordent, dissimuler ou mettre de l’avant le chaos qui nous habite. Pour certaines communautés, telles que les réfugié·es ou les survivant·es de génocides, la violence subie s’accompagne d’un contrôle de la parole et du droit de raconter. Le témoignage permet alors de réinstaurer leur agentivité et d’assurer la transmission des mémoires (Sigona, 2014, p. 376). Toutefois, il s’agit à l’occasion d’un langage problématique. Régine Waintrater soulève que « [p]our le témoin, la narration implique parfois des retrouvailles douloureuses avec des aspects de lui-même ou de la réalité qu’il aura tenté d’oublier » (Waintrater, 2000, p. 207). Elle soulève aussi que la distance temporelle qui existe entre l’acte de raconter et l’évènement lui-même peut être à la source d’un sentiment d’éloignement avec la réalité. Témoigner de son passé contient donc ses propres non-sens, ses propres injustices (Fricker, 2007). Comment conjuguer ce qui s’oppose, comment se défaire du souvenir et des blessures, quand dire c’est souffrir aussi ?   

« Ramasse ton barda » 

Pour qui se ramasse-t-on ? Il y a diverses croyances populaires qui lient la propreté, l’ordre, et l’organisation de l’esprit. Does it spark joy, aère ton appart pour laisser rentrer le printemps, ramasse ta chambre pour moins déprimer… Un esprit sain, un corps sain, une maison saine ; la maison serait-elle « le miroir du corps, la seconde peau, le vaisseau de la mémoire, des rêves et de l’imaginaire » (Sugàr, 2020, p. 9) ? À en croire ces idées, quelqu’un qui réussirait à ramasser parfaitement son barda arriverait à avoir un esprit totalement clair.  

Cette importance de l’ordre nous préoccupe aussi en littérature. Nous plaçons des lettres claires sur des lignes droites dans des paragraphes justifiés. L’écrit a même ses propres méthodes d’organisation qui nous permettent « de pouvoir spatialiser le langage sous forme de cartes orientées, de listes systématiques et de tableaux organisés de données textuelles » (Privat, 2006, p. 128).  

Ce n’est pas tout le monde qui ramasse son propre barda. Le travail nécessaire pour ordonner un environnement domestique n’est jamais neutre. Le travail qui consiste en « prendre soin, nettoyer et reproduire » (Ahmed, 2022, p. 51) est attribué, dans un paradigme symbolique patriarcal, au féminin. L’écriture se fait dans des pièces nettoyées par un travail qui demande un sacrifice de temps quotidien, un sacrifice rarement reconnu. Sara Ahmed aborde ce manque de reconnaissance du travail domestique dans les productions intellectuelles en étudiant l’orientation dans l’espace du philosophe Husserl, qu’il décrit dans Idées directrices pour une phénoménologie : « ce à quoi il ne fait pas face, pourrait être l’arrière de la maison, l’espace féminin ». Étudier le barda, c’est peut-être aussi remarquer son absence. Quelles sont les écritures qui nous font voir le bureau en ordre sous la feuille, qui nous empêchent de faire dos à la maison ?   

Habiter l’espace c’est aussi le changer. Un livre ouvert sur un bureau n’est pas rangé, il est la trace des habitudes de la personne qui l’a laissé là. Lorsque Anouk Sùgar s’interroge sur l’espace habité, elle avance que « la maison et ses artefacts du quotidien sont des éléments organisateurs de notre mémoire » (Sùgar, 2020, p. 11). Les marqueurs d’une présence humaine, qui se traduisent en désordre, peuvent transformer les espaces que nous fréquentons en archives intimes. Ce que nous sommes sûr.es de laisser derrière nous, c’est notre barda.  

— À qui la rue ?   
— À nous la rue !  

Le barda, par moments, ne se laisse ni ramasser, ni contrôler, ni délaisser. Il se fait entendre, envers et contre tous. Le barda, c’est le bruit des choses qui s’entrechoquent. C’est le son à son état le plus dérangeant et le plus indiscipliné. C’est l’espace sonore perturbé par des voix qui s’opposent ou s’acquiescent, se chuchotent ou se crient.  

Dans une manifestation, le barda est la réappropriation de l’espace public par l’anarchie. C’est le son des casseroles qui se fracassent et les cris qui se juxtaposent ; une toile sonore qui se tisse au rythme des pas qui claquent contre l’asphalte. Nous forçons l’Autre à nous écouter dans un espace où nous sommes communément appelé·es à nous ignorer. C’est utiliser le son — la voix et le bruit — quand l’écriture ne suffit plus pour se faire entendre.  

Par sa nature, le barda appelle à l’entremêlement. Telle que théorisée par Julia Kristeva et bien d’autres, l’intertextualité est partie intégrante de la littérature. « Tout texte est un intertexte ; d’autres textes sont présents en lui […] tout texte est un tissu nouveau de citations révolues » (cité par Piégay-Gros, 1996, p. 12), écrivait Barthes. Il est impossible d’échapper aux multiples voix qui ont formé notre langage au fil du temps. Cela dit, la littérature privilégiée par l’élite académique et économique a souvent de la difficulté à rendre compte des combats qui font rage dans les rues, là où les revendications se crient. Les institutions participent activement à l’invisibilisation des voix minoritaires qui ne s’alignent pas avec leurs idéaux. Comment l’écriture peut-elle alors réunir deux mondes qui ne s’entendent pas ? Comment introduire le barda au sein de ce qui est régulé par une grammaire contraignante ?   

Il y a des voix qui fracassent, comme celle de Virginie Despentes. Elle réclame sa place dans la marge en refusant de polir son discours pour plaire aux critiques bien-pensantes : « J’écris de chez les moches, pour les moches, les vieilles, les camionneuses, les frigides, les mal baisées, les imbaisables, les hystériques, les tarées, toutes les exclues du grand marché à la bonne meuf. »  (Despentes, 2006, p. 9)   

Le bruit n’est pas la seule façon d’amener le barda dans le discours. Le barda, c’est aussi un entremêlement de voix qui complexifie la parole circulant dans les marges. Repenser les milieux qui nous sont proches commence par diversifier les idées qui nous entourent. Dans les regroupements militants, les groupes de femmes ont souvent été accusés de « commérage » pour leurs discussions sans la présence d’hommes, tandis que ce qu’ils « mettaient en pratique n’était ni plus ni moins qu’une philosophie politique d’action directe telle que théorisée par les hommes anarchistes eux-mêmes » (Lagalisse, 2022, p. 153-154). La mise en commun d’un savoir situé permet à la marge de tisser un réseau de savoirs entremêlés qui l’outille pour lutter contre les voix dominantes.   

Gloria Anzaldùa et les féministes chicanas relèvent toutefois que l’enchevêtrement n’est pas nécessairement une force. Quand trop d’identités se chevauchent, surviennent alors des états mentaux et émotionnels de perplexité, d’insécurité et d’indécision (Anzaldùa, 2022, p. 73). Celleux qui habitent des territoires marginaux, que ce soit les Chicanas résidant dans des zones frontalières, ou les personnes queers vivant leur identité à l’intersection ou à l’extérieur des binarismes, sont considéré·es comme des « moitié-moitié » (p. 98), ni l’un·e ni l’autre. L’identité ne s’inscrit non plus comme quelque chose de complet, mais comme une perte. Si nous trouvons dans la marge un emmêlement riche de cris et de chuchotements, c’est qu’elle est aussi habitée par une soustraction identitaire chronique ; une antithèse qui rappelle bien ce qui se trouve à l’origine du barda.  

Cette année, nous vous invitons donc à bardasser vos mots, à les mêler au tumulte et au vacarme, à vous intéresser à l’entrelacement des voix et des mémoires qui nous entourent. Voici quelques pistes d’analyses avec lesquelles vous pouvez réfléchir le barda, expression polysémique s’il en est une, sans toutefois devoir vous y restreindre : 

  • L’écriture du trauma et du souvenir 
  • La littérature et les pratiques dérangeantes 
  • L’écriture de la marge et de la déviance
  • Le fragment littéraire 
  • La phénoménologie queer (Ahmed, 2022) 
  • Le traitement de l’espace sonore en littérature  
  • Les onomatopées en bande dessinée 
  • L’oralité et la pratique performative 
  • L’intertextualité  
  • L’intermédialité et l’hybridité formelle 
  • Le commérage 
  • La riposte littéraire 
  • La géopoétique 

Corpus 

Corpus artistique

Corpus Littéraire 

Allison, Dorothy (2015), Peau, trad. Nicolas Milon et Camille Olivier, Paris, Éditons Cambourakis, coll. « Sorcières », 313 p. 

— (2022), Trash, trad. Noémie Grunenwald, Paris, Éditons Cambourakis, coll. « Sorcières », 273 p. 

Aw, Tash (2021), Nous, les survivants, trad. Johan-Frederik Hel-Guedj, Paris, Fayard, 381 p. 

B. Daphnée (2020), maquillée, Montréal, Marchand de feuilles, coll. « Bonzaï », 224 p. 

Bechdel, Alison (2007), Fun Home, New York, Harper Collins, 240 p. 

Biron, Charlotte (2022), Jardin radio, Montréal, Le Quartanier, 136 p. 

Britt, Fanny (2013), Les tranchées : Maternité, ambiguité et féminisme en fragments, Montréal, Atelier 10, coll. « Documents », 108 p. 

Côté, Véronique (2014), La vie habitable, Montréal, Atelier 10, coll. « Documents », 96 p. 

 Delporte, Julie (2022), Corps Vivante, Montréal, POW POW, 268 p. 

Emezi, Akwaeke (2020), Eau douce, trad. Marguerite Capelle, Paris, Gallimard, coll. « Du Monde Entier », 253 p. 

Evens, Brecht (2022), Les Rigoles, Paris, Actes Sud, 336 p. 

Garant-Aubry, Camille (2024), Ceci n’est pas un jardin, Montréal, La Mèche, coll. « Les doigts ont soif », 144 p. 

Hage, Rawi (2009), Le cafard, trad. Sophie Voillot, Québec, Éditions Alto, 384 p. 

Hébert, Anne (1998), Les fous de Bassan, Paris, Points, 248 p. 

Ionesco, Eugène (1972), La cantatrice chauve, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 160 p. 

Langevin, Juliette (2023), Fille méchante, Montréal, L’Oie de Cravan, coll. « Tantôt », 140 p. 

Luiselli, Valeria (2020), Archives des enfants perdus, trad. Nicolas Richard, Paris, Points, 504 p. 

McGuire, Richard (2015), Ici, trad. Isabelle Trouin, Pari, Gallimard Jeunesse, 304 p. 

Micheal, Shayne (2020), Fif et sauvage, Moncton, Éditions Perce-Neige, coll. « Poésie », 72 p. 

Moore, Alan (2019), Watchmen, Burbank, DC Comics, 414 p. 

Vincent, Myriam (2020), Furie, Montréal, Les éditions poètes de brousse, coll. « Prose », 384 p. 

Woolf, Virginia (2006), Orlando, trad. Pierre Nordon, Paris, Le livre de poche, 317 p. 

Corpus cinématographique  

Fraeget, Coralie (dir.) (2024), The Substance, France, Royaume-Uni, États-Unis, Working Title Films, 141 min. 

Glass, Rose (dir.) (2024), Love Lies Bleeding, Royaume-Uni, États-Unis, A24, Film4, Escape Plan, Lobo Films, 104 min. 

Kwan, Dan et Schneinert, Daniel (dir.) (2022), Everything, Everywhere All At Once, États-Unis, A24, 139 min. 

Labaki, Nadine (dir.) (2018), Capharnaüm, Liban, France, États-Unis, Mooz Films, Cedrus Invest Bank, Doha Film Institute, Les Films des Tournelles, 2018, 123 min. 

Seligman, Emma (dir.) (2022), Bottoms, États-Unis, Orion Pictures, Brownstone Productions, 91 min. 

West, Ti (dir.) (2022), Pearl, États-Unis, Little Lamb, Mad Solar Productions, A24, 102 min. 

Corpus théorique 

Ahmed, Sara (2022), Phénoménologie queer : orientations, objets, et autres, Montréal, rue Dorion, 320 p. 

— (2010), “Melancholic Migrants”, in The Promise of Happiness, Durham, Duke University Press, p. 121-159 

Anzaldúa, Gloria (2022), Terres frontalières/La Frontera : La nouvelle mestiza, Paris, Éditions Cambourakis, 390 p. 

Bolten, Virginia (Dir.) (2018), “La voz de la mujer”, in Periódico Comunista-Anárquico, 1896-1897. Bernal, Argentina, Universidad Nacional de Quilmes. http://ridaa.unq.edu.ar/handle/20.500.11807/2240 

Chollet, Mona (2018), Sorcières : la puissance invaincue des femmes, Paris, Zones, 2018, 231 p.  

Despentes, Virginie (2007), King Kong Théorie, Paris, Le livre de poche, 2007, 151 p. 

Elia, Nada (2024), Palestine : Un féminisme de libération, trad. Liza Hammar et Francis Dupuis-Déri, Montréal, éditions du remue-ménage, coll. « Micro-r-m », 128 p. 

Fricker, Miranda (2007), Epistemic injustice : power and the ethics of knowing, Oxford, Oxford University Press, 208 p. 

Gay, Roxane (2014), Bad Feminist, New York, Harper Collins, 336 p. 

Groensteen, Thierry (2021), Le bouquin de la bande dessinée, Paris, Les Éditions Robert Laffont, 928 p. 

Hill Collins, Patricia (2016), La pensée féministe noire : savoir, conscience et politique de l’empowerment, Montréal, édu remue-ménage, 480 p. 

Husserl, Edmund (1985 [1950]), Idées directrices pour une phénoménologie, trad. Paul Ricoeur, Paris, Gallimard, 624 p. 

King, Frank (1915), « How to be a comic artist. In One Lesson. », in Cartoons Magazine

Lafontaine, Marie-Pierre (2022), Armer la rage : Pour une littérature de combat, Montréal, Héliotrope, coll. « Série K », 114 p.  

Lagalisse, Erica (2022), Anarchisme Occulte, Montréal, éditions du remue-ménage, 216 p. 

Nouhet-Roseman, Joëlle (2010), « Maji maji, regard sur les onomatopées », dans Cliniques méditerranéennes, n° 81(1), p.167-179. https://doi.org/10.3917/cm.081.0167

Piégay-Gros, Nathalie (1996), Introduction à l’intertextualité, Paris, Dunod, 186 p.  

Preciado, Paul B. (2020), Je suis un monstre qui vous parle, Paris, Grasset, 126 p. 

Privat, Jean-Marie (2006), « Un habitus littératien ? », Pratiques, p. 125‑130. 

Sigona, Nando (2014), «  29 The Politics of Refugee Voices: Representations, Narratives, and Memories », dans The Oxford Handbook of Refugee and Forced Migration Studies, dir. Elena Fiddian-Qasmiyeh, Oxford University Press, p. 369-382.  

Sugàr, Anouk (2020), Perdre la maison : essai sur l’art et le deuil de l’espace habité, Montréal, Varia, 175 p.  

Théoret, France (2021), La forêt des signes, Montréal, éditions du remue-ménage, 120 p.  

Waintrater, Régine (2000), « Le pacte testimonial, une idéologie qui fait lien ? », Revue française de psychanalyse, vol. 64, no 1, p. 201-210.