[Traumavertissement : Avortement]
Dans son recueil Royaume scotch tape, Chloé Savoie-Bernard reprend la figure de la chambre, gage d’intimité dans la poésie québécoise depuis les années 1980 (Urs 2005, 198-210), pour l’ériger en royaume : le sujet poétique déconstruit, ébranle et effrite les carcans du genre féminin, dont les fragments et débris sont réarrangés, recollés et détournés, de sorte à créer un patchwork unique. C’est en ce lieu, à la fois intime et composé d’altérité, entre filiation et héritage, que le sujet peut exister dans une féminité qui est sienne, protégée de l’hostilité du monde extérieur patriarcal et libre de créer. Cette figure du royaume comme espace nécessaire à l’existence et à la survivance d’un sujet créateur féminin est non sans rappeler celle mise de l’avant par Virginia Woolf avec Une chambre à soi. Dans cet essai paru en 1929, Woolf affirme que la condition nécessaire permettant l’accès à l’écriture pour une femme est de disposer d’une chambre à elle et d’avoir assez d’argent pour s’assurer une indépendance financière vis-à-vis des hommes (2001). Cette revendication toute matérielle peut être interprétée plus largement, comme un espace non seulement physique, mais aussi une place à soi au sein d’un champ littéraire. Dans Royaume scotch tape, cette place n’est pas accordée d’emblée au sujet poétique féminin, qui doit lui-même se construire un espace de création en marge de la norme, d’un espace dit « public » mais où les dominé·es n’ont pas leur place. C’est ainsi l’occasion d’y faire émerger des expériences, morceaux de réel autrement occultés, d’y faire jaillir et perdurer ce qui normalement s’efface, à défaut de convenir aux règles de l’espace dominant. Habiter pleinement les marges, s’y construire un chez-soi, c’est prendre sa revanche, refuser de s’éclipser.
Plus qu’un simple lieu, la chambre apparaît également comme identité : le fait de se réapproprier un espace, chez Savoie-Bernard, coïncide également avec la construction identitaire du sujet poétique au fil de son passage de l’adolescence à l’âge adulte. Le devenir femme tel que représenté dans Royaume scotch tape participe d’une réappropriation pour le sujet d’un espace à soi woolfien, entre intimité et sororité. Le royaume est donc à la fois lieu de création et identité, sculpté d’une part en creux, par la négation, la déconstruction, puis d’autre part en relief, par la reconstruction. Il sera donc ici question de la déconstruction d’une norme portée par le modèle familial patriarcal et par l’idéal de beauté féminine. Nous nous intéresserons ensuite à la reconstruction, qui passe d’abord par une prise de pouvoir du sujet, puis par la richesse de sens créée par l’esthétique hybride du collage et du détournement.
Royaume scotch tape met à mal les modèles traditionnels imposés aux femmes, à commencer par le modèle familial patriarcal et l’idéal de la maternité qui lui est associé. Les parents, avec lesquels le sujet poétique entretient un rapport ambigu et conflictuel – qui se traduit dans les poèmes « camp de fortune » (Savoie-Bernard 2015, 32-37)[1] pour le père et « je t’avais laide laide laide » (RST, 61-64) pour la mère – perdent carrément dans « l’effritement » le rôle qui leur serait d’ordinaire attribué, soit celui de prendre soin : « c’est arrivé lorsque je me suis rendu compte qu’il n’y aurait personne / pour prendre soin / de moi même pas mes parents » (RST, 31). Ceux-ci rejetés, c’est plutôt son réseau d’amies, de sœurs, d’alliées, qui finira par prendre soin d’elle au fil du recueil, la solidarité féminine primant ainsi sur la famille nucléaire. Juste avant, dans « testament » (RST, 30), le sujet appelle les autres femmes à fleurir sa tombe; dans « au large » (RST, 16-17), deux femmes prennent la fuite ensemble pour reconstruire un monde; dans le poème final « où vont les filles comme nous » (RST, 74), les femmes avancent ensemble vers l’inconnu. Dans les trois cas, alors que notre sujet fait face à l’adversité et à l’incertitude, elle le fait avec sa communauté de femmes, toujours dans l’idée que cette souffrance ne sera pas vaine, qu’elle pourra au moins servir à alléger celle des autres.
Le thème de l’avortement, omniprésent dans le recueil, constitue aussi un rejet de la parentalité, d’autant plus que sa représentation crue et désinvolte dans les poèmes participe de la réappropriation d’une violence habituellement réservée aux hommes. L’article « Fantasmes d’infanticide dans “Sublime, forcément sublime Christine V.” de Marguerite Duras et Royaume scotch tape de Chloé Savoie-Bernard », de Camille Anctil-Raymond et Eugénie Matthey-Jonais, propose une analyse éclairante de la représentation de l’infanticide chez Duras et Savoie-Bernard, traitant notamment des implications de genre sous-jacentes à la manière dont la violence est conçue et représentée : « [Les textes] éludent l’enfant, la victime réelle de la violence fantasmée, pour ériger plutôt en sujet les sorcières, les femmes infanticides, et leur redonner la part de la lionne dans l’économie d’un récit jusque-là contrôlé par les discours relevant du logos » (Anctil-Raymond et Matthey-Jonais 2021, 93). L’injonction à la maternité est représentée dans Royaume scotch tape par l’incursion d’une parole externe, intercalée avec des poèmes où le sujet s’exprime au « je ». Alors que se multiplient les extraits de blogues et de livres sur la maternité, la voix du corps médical témoigne également d’un discours ambiant selon lequel la maternité irait de soi pour les femmes : « cessez de pleurer / mademoiselle / manifestement / vous êtes très fertile / vous en aurez / d’autres quand vous / serez prête » (RST, 58). Ainsi versifiées, et juxtaposées à d’autres poèmes plus crusdu recueil – notamment ceux mettant en scène des avortements – ces bribes de discours sont tournées en dérision par la poète par le recours au registre ironique, de sorte à affaiblir leur pouvoir moralisateur. Ici, même l’expérience intime et individuelle qu’est l’avortement est représentée comme quelque chose de partagé, de collectif : « comme toutes mes amies à tour de rôle comme toutes celles qui se croyaient infertiles aujourd’hui c’est son tour et bientôt c’est moi qui l’accueillerai dans mes bras lorsque son utérus sera vidé j’essuierai ses larmes » (RST, 72). Encore une fois, ce sont les amies qui consolent et prennent soin.
Le recueil déconstruit une conception traditionnelle de la féminité en illustrant d’abord un désenchantement lié au passage à l’adolescence, puis en apposant la beauté au grotesque. En puisant dans le thème du royaume, Savoie-Bernard convoque tout au long de Royaume scotch tape un champ lexical associé à la magie et aux contes de fées. Plusieurs contes pour enfants se trouvent détournés dès le début du recueil. C’est ainsi que dans « i put a spell on you », des éléments tirés de La belle au bois dormant, Blanche-Neige et de La princesse au petit pois sont repris pour tisser la toile d’un idéal et d’une noblesse contre lesquels l’énonciatrice se fait « roturière », crache « dans la soupe du miroir au lieu de lui demander qui était la plus belle » (RST, 10). Les prémisses du recueil sont alors jetées : « oui me faire sorcière pour construire / mon propre royaume et en découdre avec le vôtre » (RST, 11). Ce royaume devient par la suite la fragile maison de paille ou de bois des Trois petits cochons dans « il faut fermer les usines porcines » (RST, 14), dont le titre même évoque le registre ironique qui sera employé par ailleurs dans l’œuvre. Plus loin, le poème « je t’avais laide laide laide » met en scène le passage à l’adolescence du sujet, qui se produit, entre autres, par le truchement de l’antagonisation de la mère : « je t’entendais t’affairer à / whatever tabarnac / que je m’en crissais laide / conne ostie que je t’haïssait / je ne réussissais pas à te tuer / pas même à te faire mal » (RST, 62). C’est alors que cette magie associée à l’enfance, juxtaposée à la culture populaire qui orne les murs de la jeune fille, vole en éclats : les collages en découpures de magazines – qui représentent le « coming of age », la construction d’un soi adolescent – sont déchirés. Le désenchantement issu de la perte de la magie, d’un idéal féérique de petite fille, les « espoirs crevés / dont les débris rampent / jusqu’à l’adolescence / pour nous border d’échardes » (RST, 61) coïncident ici avec la laideur perçue de la mère, et la filiation qui se construit malgré la narratrice : « ma douleur c’est ta douleur […] ton sourire m’a avalée tu gagnes / je perds toujours contre toi » (RST, 63-64).
Les représentations d’une féminité traditionnelle, dans le recueil, sont souvent détournées par leur intégration dans un registre morbide qui associe à l’avortement l’infanticide et le cannibalisme, de sorte à la rendre grotesque, à la fois ridicule et macabre. Dans « boogie nights au protoxyde d’azote », Savoie-Bernard juxtapose shooters et maquillage en prévision d’une sortie nocturne à la représentation glauque du cadavre d’un fœtus avorté : « te licher / comme le sel / placenta téquila / te croquer / comme le citron / bébé love bébé / ton sang / je l’ai fait coaguler / dans ma palette de fards / j’en ai maquillé ma bouche / je t’ai toujours / au bord des lèvres » (RST, 41-42). Le ton insouciant et léger sur lequel s’effectue l’énonciation poétique amplifie l’effet de décalage carnavalesque, par contraste avec la dureté des images. Dans « beauté formol », le désenchantement s’opère plus explicitement en lien avec la beauté physique féminine : « chaque fois elles m’ont dit tu es belle / […] / alors vraiment je suis belle grand bien m’en fasse » (RST, 23), puis « mettez-là [ma beauté] dans le même formol que mon enfant mort » (RST, 24). Encore une fois, par une insertion du thème de la beauté dans celui de l’avortement, et par l’emploi d’un ton d’abord ironique puis presque tragique, l’autrice désamorce, voire ridiculise cette valorisation de la beauté à tout prix.
C’est à partir des fragments issus de la déconstruction des modèles de féminité précédemment décrite que Savoie-Bernard érige sa propre conception de celle-ci. En effet, le regain d’agentivité féminine constitue un élément sous-jacent à l’entièreté du recueil. Cette (re)prise de pouvoir est convoquée tout au long de l’œuvre par grâce à la figure de la reine, faisant écho au titre de l’œuvre. Dans « au large », deux sujets fuient vers un monde qui sera le leur : « alorsma pareille / il nous faudra prendre le large / devenir reines d’un joli joli vaisseau » (RST, 17, je souligne). L’énonciation au pluriel indique que ce règne est collectif : il n’est pas propre uniquement au « je » poétique. Plus loin, dans « mes sœurs sont des perles irrégulières », le sujet poétique témoigne d’une soif, d’une faim de prise de parole, de regain de pouvoir : « le temps ne se divulgue / que par nos bouches les reines ont faim / en sacrament les sorcières plus encore / c’est nous qui créons la ronde » (RST, 48, je souligne). Ici, la figure de la reine, supposant souveraineté et pouvoir, est jumelée à celle de la sorcière, qui, en plus d’évoquer l’indépendance et la transgression du rôle de chasteté et d’obéissance attribué aux femmes, convoque aussi l’idée d’une force créatrice et constructrice de sens. Au sein du même poème, Savoie-Bernard tisse une toile de filiation sororale en faisant appel à des figures de folles, de suicidées et de noyées qui peuplent l’imaginaire littéraire – autant personnages qu’écrivaines ; on y retrouve Sylvia Plath, Virginia Woolf, Nelly Arcan, Emma Bovary et l’Ophélie de Shakespeare (RST, 49-50). Encore une fois, il s’agit de se réapproprier certains archétypes féminins de sorte à leur ôter leur connotation négative, à l’instar de nombre d’œuvres littéraires féministes : « Ce rapprochement entre sorcellerie et folie traverse de nombreux textes [des années 1970], dont Les fées ont soif, Cyprine et La nef des sorcières, dans lesquels la folie est à la fois revendiquée et désamorcée » (Anctil-Raymond, 2021, f. 37). Chez Savoie-Bernard, le sujet poétique renverse ainsi la formule habituelle qui condamne à une mort tragique les femmes qui sortent du moule et qui refusent les codes. Loin de là, elle reprend le contrôle en se refusant ce destin pour choisir activement la vie : « je reste ici / les filles // juste ici » (RST, 51). De ce fait, elle se campe aussi du côté du « revers de la médaille » (RST, 50), se constituant une féminité qui lui est propre, à l’encontre de celle qui a été imposée à ses consœurs.
C’est donc ce pouvoir, cette capacité à choisir, investie par le sujet poétique qui lui permet de se construire un royaume sur mesure, à partir d’éléments choisis et mis en relation pour former un collage postmoderne et hybride. La figure de la chambre (à soi) s’incarne aussi thématiquement dans le recueil, avec le vers éponyme « mon royaume scotch tape » dans le poème « je t’avais laide laide laide » (RST, 62), qui fait référence à la chambre d’adolescente aux murs tapissés d’images découpées puis recollées, constituant l’ébauche d’une féminité choisie qui sera adoptée par le sujet adulte. Cet espace, bien qu’intime, n’est toutefois pas gage d’isolement et d’individualisme. Comme nous l’avons vu, le royaume chez Savoie-Bernard est, la plupart du temps, coconstruit : il est autant personnel que collectif, sororal. En témoigne notamment l’abondance de références intertextuelles dans l’œuvre, comme autant de morceaux de tissus dans un patchwork, marquant la volonté de la figure féminine de choisir elle-même la filiation dans laquelle elle s’inscrit. Le recueil thématise également dans la forme investie l’idée d’un assemblage au scotch tape, alternant des poèmes tantôt longs, tantôt courts, ainsi que l’énonciation au « je » et le discours rapporté. C’est « en passant par l’aspect collectif, le commun, de l’imaginaire social » (Bergeron 2020, 40) que le recueil opère ses déconstructions.
La narratrice se plait ainsi dans les ruines des carcans hérités, incarnés d’une part par le modèle de la famille patriarcale et de l’autre par les stéréotypes et injonctions à la féminité. Après en avoir fait manger les gravats par ses sujets poétiques, la poète leur redonne l’agentivité, le pouvoir nécessaire pour reconstruire mieux. Plutôt que de se résigner à quitter un monde injuste et hostile à son égard, à l’instar de ses consœurs littéraires suicidées, le sujet poétique choisit d’y faire émerger son propre royaume, bâti sur les ruines de l’ancien, un royaume ou une chambre, à la fois lieu d’intimité et gynécée sororal créateur. Pour Marie-Andrée Bergeron, « c’est une lecture politique de l’œuvre qui permet de la penser comme une résistance » (2020, 39). Ainsi, dans Royaume scotch tape, la reconstruction du féminin et la subversion des normes se font sous le prisme du collectif : l’intime, ici, n’est plus gage d’individualisme, de repli sur soi. C’est plutôt par la solidarité et la communauté que peut advenir la possibilité d’une libération par la construction – collective – d’un refuge où les marginalités peuvent exister sans s’excuser : c’est en y créant son propre royaume qu’on peut habiter les marges.
[1] Les références subséquentes à cet ouvrage figureront par la mention « RST » suivie du folio, entre parenthèses.
Bibliographie
Anctil-Raymond, Camille. 2021. Quand proférer, c’est faire : resignifications des filles « ingouvernables » chez Josée Yvon, Chloé Savoie-Bernard et Catherine Lalonde [Mémoire de maîtrise, Université de Montréal].
Anctil-Raymond, Camille et Eugénie Matthey-Jonais. 2021. « Fantasmes d’infanticide dans Sublime, forcément sublime Christine V. de Marguerite Duras et Royaume scotch tape de Chloé Savoie-Bernard ». Dans Marie-Hélène Larochelle et Philippe Theophanidis (dir.), Méchancetés. Ses expressions protéiformes dans la littérature du XVIIe siècle à aujourd’hui (p. 77-94). Québec : Presses de l’Université Laval. <https://www.jstor.org/stable/j.ctv23khnj8.8>. Consulté le 9 décembre 2023.
Bergeron, Marie-Andrée. 2020. « Dé/construire les royaumes. L’idée de résistance dans Royaume scotch tape de Chloé Savoie Bernard, suivi d’un entretien avec l’autrice ». @nalyses. Revue des littératures franco-canadiennes et québécoise, vol. 14, no 2 : 38‑48. <doi: 10.18192/analyses.v14i2.4618>. Consulté le 9 décembre 2023.
Savoie Bernard, Chloé. 2015. Royaume scotch tape. Montréal : L’Hexagone.
Urs, Luminita. 2005. « La chambre : Un archétype intime dans la poésie québécoise des années 80 ». Studies in Canadian Literature / Études en littérature canadienne, vol. 30, n° 1 : 198-210.
Woolf, Virginia. 2001 [1996]. Une chambre à soi, trad. Clara Malraux. Paris : Éditions 10/18.
Bibliographie complémentaire
Baligand, Pascale. 2018. « Une chambre à soi. Réflexions sur les liens entre espace et présentabilité ». Revue française de psychanalyse, vol. 82, no 1 : 215‑226. <doi: 10.3917/rfp.821.0215>. Consulté le 22 janvier 2024.
Collette, Frédérique. 2021. « Choisir le revers : subversion et resignification de l’idéal féminin dans Royaume scotch tape de Chloé Savoie-Bernard ». Voix et Images, vol. 46, no 3 : 19‑31. <doi: 10.7202/1089197ar>. Consulté le 9 décembre 2023.
Fonseca, Christiane, « Une chambre à soi ». 2021. Cahiers jungiens de psychanalyse, vol. 153, no 1 : 47‑56. <doi: 10.3917/cjung.153.0049>.
Michaud, Julie-Mélanie. 2001. « Lucie Joubert (dir.) : Trajectoires au féminin dans la littérature québécoise (1960-1990) ». Recherches féministes, vol. 14, nᵒ 2 : 186. <doi: 10.7202/058156ar>. Consulté le 11 décembre 2023.
Rivoire, Michèle. 2014. « Virginia Woolf : une “chambre à soi”, une chambre d’échos ». Sens-Dessous, vol. 13, no 1 : 133‑140. <doi: 10.3917/sdes.013.0133>. Consulté le 22 janvier 2024.
Savoie-Bernard, Chloé. 2019. « Quelles places pour quels savoirs ? ». Spirale, n° 270 : 46-48.
