,

Mcnally-Gagnon, Andréane, « Déterrer la honte. L’intertextualité comme outil d’agentivité dans Là où je me terre de Caroline Dawson et La honte d’Annie Ernaux », Premières Lignes, no°2, 2024, en ligne, page consultée le [ ].

Déterrer la honte : L’intertextualité comme outil d’agentivité dans Là où je me terre de Caroline Dawson et La honte d’Annie Ernaux – Andréane McNally-Gagnon

Déterrer la honte : L’intertextualité comme outil d’agentivité dans Là où je me terre de Caroline Dawson et La honte d’Annie Ernaux – Andréane Mcnally-Gagnon

Avec Là où je me terre[1] (Dawson 2020) et La honte[2] (Ernaux 1997), Caroline Dawson et Annie Ernaux proposent des récits de soi abordant les thèmes de l’ascension sociale et de l’expérience de transfuge. La question de la honte qui en découle y est centrale; honte de soi, de son milieu d’origine, des personnes et des habitus qui y sont rattachés, etc. Les deux autrices tentent de mettre en évidence les structures sociales et les mécanismes de domination dans leurs écrits intimes, soit à rendre le privé politique[3] en écrivant « fort, violemment, sans fioritures […] comme un cri de révolte. » (LJT, 159) Pour y parvenir, elles font abondamment référence à des traces matérielles diverses qui viennent baliser ce parcours, notamment à l’aide de l’intertextualité. J’en adopte ici la définition de Gérard Genette, soit celle de la « relation de coprésence entre deux ou plusieurs textes, […] de la présence effective d’un texte dans un autre. » (2014, 7) J’y ajoute la notion d’intermodalité, « soit l’étude de la présence de ces « textes » particuliers que sont les œuvres picturales ou cinématographiques » (Kahn 2015, 11), mais aussi musicales, radiophoniques et télévisuelles, qui sont omniprésentes dans les deux œuvres. Je m’intéresserai plus particulièrement à la manière dont les deux autrices emploient l’intertextualité comme outil d’agentivité (au sens de Judith Butler (2017), j’y reviendrai). Elles le font dans des projets d’écriture engagée qui leur permettent de rendre visibles les mécanismes d’oppression régissant les relations entre classes sociales et genres — ainsi qu’entre groupes ethniques dans le cas de Dawson — et de les critiquer. J’analyserai aussi la manière dont la honte est abordée différemment par les deux narratrices à l’aide d’une approche intersectionnelle. La question de l’origine ethnique et de sa visibilité, présente dans le récit de Dawson, mais pas dans celui d’Ernaux, me semble avoir un impact considérable sur la posture des narratrices et les outils d’écriture choisis par les deux autrices.

Intertextualité et agentivité

Tout d’abord, le projet d’écriture engagé est indéniable tant chez Annie Ernaux que chez Caroline Dawson. C’est ce qu’elles défendent elles-mêmes lorsqu’elles sont appelées à décrire leur conception de l’écriture :

Dans la mise au jour [par l’écriture] de l’indicible social, cette intériorisation des rapports de domination de classe et/ou de race, de sexe également, qui est ressentie seulement par ceux qui en sont l’objet, il y a la possibilité d’une émancipation individuelle mais également collective. (Ernaux 2022)

Écrire, pour moi, c’est mettre en lumière les violences subies et infligées en refusant l’invisibilisation que l’histoire et la littérature imposent aux femmes comme ma mère. […] Être écrivaine, pour moi, c’est nous placer désormais comme personnages, et ainsi obliger le Québec à nous voir, à nous regarder, à nous entendre nous dire, à nous lire. […] Par le roman, je nous ai inscrites, avec colère et amour, dans la trame narrative collective québécoise. (Dawson 2021a)

Pour ces deux écrivaines, l’écriture peut et doit mettre en lumière les structures oppressives de la société. Elle vise des prises de conscience chez la classe dominante qui pourraient ultimement se traduire par une évolution des normes sociales. Le concept d’agentivité m’apparaît tout à fait pertinent pour aborder leurs écrits, puisqu’il implique justement « une interaction entre la société et le sujet féminin, dans laquelle ce dernier vise à provoquer des mutations sur le plan des normes, des contraintes ou des limites. » (Havercroft 2017, 266) Une multitude d’outils peuvent permettre l’acquisition d’agentivité chez le sujet opprimé, mais pour Judith Butler, la réitération discursive se démarque par sa puissance.  Il s’agit du fait de « « renvoye[r] » [le discours] à son auteur sous une forme différente, [de le] cit[er] à l’encontre de ses buts premiers, accomplissant ainsi un renversement de ses effets. » (Butler 2017, 37) La restitution d’un discours oppressif peut donc servir à le critiquer ou à « engendrer de nouvelles significations » (Havercroft 2017, 269). Butler utilise comme exemple paradigmatique la resignification du terme queer. Autrefois insulte, il est aujourd’hui adopté et brandi politiquement par la même communauté qu’il servait à dénigrer. Il s’agit d’une reprise de pouvoir spectaculaire à travers le langage. Plusieurs auteur·trice·s se sont saisi·e·s de ces concepts pour les appliquer à la littérature, dont Barbara Havercroft. Elle identifie l’intertextualité comme un de ces « procédés discursifs d’ordre itératif » qui « témoign[ent] de l’agentivité de l’auteure qui les déploie » (271). Annie Ernaux (dans La Honte, mais aussi dans l’ensemble de son œuvre) et Caroline Dawson en font abondamment usage. 

Là où je me terre : répondre à l’humiliation

Dans Là où je me terre, l’intertextualité s’avère structurante. En effet, la majorité des titres de chapitres font référence à des chansons, des séries télévisuelles, des films, du contenu radiophonique et des livres. Ce sont ces référents culturels qui situent le récit dans le temps et dans l’espace. Il est intéressant de noter que seul le titre du prologue, Residencia en la Tierra (11), qui renvoie au recueil du poète chilien Pablo Neruda, évoque le pays d’origine de Dawson. Tous les titres des chapitres subséquents réfèrent à des œuvres ou à des éléments culturels québécois. Dans le prologue, la narratrice réside toujours au Chili. Elle y décrit « l’instant bascule » (13) où elle apprend le projet d’immigration de ses parents. C’est à ce moment de son enfance que son identité chilienne « heureuse et insouciante » (12) lui est dérobée, qu’elle en est « dépossédée » (13). Elle note que « [d]e [son] passé enterré, [elle] ne retiendrai[t] presque rien », qu’une nouvelle culture effacerait l’ancienne. Il est donc cohérent que les référents subséquents soient tous québécois, même celui du premier chapitre (Dans un grand Boeing bleu de mer (19); paroles d’une chanson de Robert Charlebois) qui relate son périple migratoire. Elle n’y est déjà plus Chilienne, par nécessité. Elle comprend rapidement que pour survivre, elle devra adopter la nouvelle culture et oublier l’ancienne, tuer symboliquement cette partie d’elle-même pour éviter la mort réelle, possibilité sur laquelle s’ouvre le roman : « J’avais sept ans la première fois que j’ai décidé de ne pas me tuer. » (11) Pour en souligner l’importance, l’autrice isole cette première phrase choquante et violente du reste du paragraphe. Elle suit tout juste le titre du chapitre (Residencia en la Tierra), en espagnol, qui renvoie à Neruda, lui-même exilé du Chili à la fin des années 1940. L’association entre la langue (et donc l’origine ethnique), l’exil (qu’elle s’apprête à vivre) et la violence est déjà mise en place. Cette association sera réitérée à maintes reprises à travers divers récits d’humiliation, toujours soutenus par des référents intertextuels typiquement québécois.

Prenons en exemple le chapitre intitulé Shit, Lola (113-117). Le titre renvoie au téléroman Chambres en ville, extrêmement populaire au Québec au début des années 1990. Dawson indique admirer « secrètement la farouche Lola », qui a une personnalité « forte, sauvage, féroce même » (115), éléments de sa propre personnalité que la narratrice a dû éteindre chez elle au cours de son enfance pour bien s’intégrer à son nouveau milieu : « La retenue est devenue ma posture. » (65). Elle parle avec regret de cette retenue obligée à plusieurs reprises : « enfance assourdie », « silence suffoqué d’une vie sans échos » (66), « je n’existais pas » (79), « m’invisibiliser » (80), etc. La réplique célèbre « Shit, Lola », adressée à Lola par Pete de façon récurrente dans le téléroman, permettait au second de reprocher à la première ces mêmes attributs, d’une manière tout-à-fait clichée, soulignant à gros traits le soi-disant manque de féminité de ces caractéristiques. Étant donné le propos du chapitre, la phrase « Shit, Lola » consiste en une réitération discursive critique, supportant l’agentivité de l’autrice. Dans ce chapitre, il est question des « codes imposés aux filles » et de leur « assimilation […] en tous points impeccable » (116) par la narratrice et ses amies. La critique passe ici par l’ironie qu’on décode facilement dans l’expression « en tous points impeccable », puisqu’elle est placée à côté des mots « assimilation » et « codes imposés » qui dénotent l’absence de liberté des jeunes filles et la valence négative que leur attribue la narratrice.

Une seconde critique se superpose à celle-ci. Malgré l’intégration de ces codes, qui a constitué un sacrifice pour la narratrice tel que suggéré plus haut, elle réalise qu’elle est toujours exclue. Alors qu’elle se sentait finalement appartenir, qu’elle se croyait « enfin bien à [s]a place » (114), son altérité lui est renvoyée au visage par ses copines qui, à cause de son défaut de prononciation, se moquent d’elle (« Cru-i-zer » (116)). Si elle prononce mal les expressions québécoises, c’est parce que sa langue et sa culture d’origine sont différentes des leurs et qu’elle ne peut se défaire de son statut de réfugiée, peu importe les efforts qu’elle y met. L’humiliation vécue la réduit au silence (« j’ai préféré me taire » (117)) et l’amène à se détourner de la culture québécoise à laquelle elle ne croit plus pouvoir appartenir : « À partir de ce jour, j’ai commencé à regarder exclusivement la télé américaine. » (117). À travers cet épisode, elle dénonce donc son exclusion de la culture dominante, ainsi que les systèmes d’oppression agissant à l’intersection du genre et de l’origine ethnique.

De surcroit, c’est à travers ces référents ancrés dans la culture populaire québécoise que l’autrice récupère sa voix longtemps tue, sa subjectivité. Elle affirme ainsi, sans ambiguïté, son identité québécoise et elle interpelle le lectorat qui n’a guère le choix de se reconnaître dans ses souvenirs. Pour Elise Hugueny-Léger, ce type d’intertextualité intermodal crée une importante connivence avec les personnes lectrices. N’étant « accessible que par le médium de la lecture », le lectorat doit amener une « contribution essentielle à l’intertexte » (Hugueny-Léger 2009, 105) en s’imaginant la part auditive et/ou visuelle de l’œuvre qui est absente. En plus de lui accorder un rôle actif, plusieurs de ces intertextes peuvent lui évoquer une certaine nostalgie, en le renvoyant à ses souvenirs d’enfance, par exemple lorsqu’il est question de Passe-partout ou que sont énumérées les émissions pour enfants regardées par la narratrice : « Maya l’abeille, Touftoufs et Polluards, Sur la rue Tabaga et Les amis ratons […] La bande à Ovide, Bibifoc, Madame Pepperpote, même Hotchi […]. » (LJT, 41). Les lecteur·trice·s dont l’enfance s’est déroulée dans les années 1990 partagent ces souvenirs avec la narratrice, ce qui leur permet de se reconnaître dans ses propos, même s’iels n’ont pas l’expérience de l’immigration ou de la pauvreté décrite par cette dernière. Le reste du lectorat comprend, malgré l’absence d’une résonnance affective aussi forte, l’importance formatrice accordée aux émissions jeunesse. Ainsi sollicité, il devrait se sentir plus concerné par le propos de la narratrice, ce qui devrait le rendre davantage disponible aux prises de conscience concernant son rôle dans les petites et grandes humiliations vécues par les personnes immigrantes, femmes et/ou pauvres. Cette insistante réitération d’éléments culturels québécois, devient donc, dans les mains de Dawson, un puissant outil d’agentivité.

La honte : critiquer et légitimer

En outre, l’œuvre entière d’Annie Ernaux raconte et documente chirurgicalement son expérience de transfuge de classe, en s’arrêtant sur différents évènements de sa vie. Son écriture plate, d’« ethnologue de [s]oi-même » (LH, 40), lui permet de mettre en évidence les mécanismes d’oppression que cette ascension sociale met en branle. La production d’un sentiment de honte chez le sujet en mouvement en est une conséquence. Plus spécifiquement, La honte met en scène le moment-bascule où la petite Annie, âgée de douze ans, prend conscience de son statut social et de l’écart entre elle et ses camarades de classe de l’école privée : « Je suis devenue indigne de l’école privée, de son excellence et de sa perfection. Je suis entrée dans la honte. » (116). À partir du moment où la violence s’est manifestée au sein de sa famille, que son père a tenté de tuer sa mère, « [a]ucune phrase signifiant [leur] place dans la société » (138) ne pouvait plus lui échapper. Sa famille ne faisait plus partie de « la catégorie des gens corrects » (115), la narratrice ne pouvait plus qu’en avoir honte. Plus que sa famille en particulier, c’est son milieu d’origine, en contraste avec le monde bourgeois vers lequel ses parents l’avaient poussée en l’inscrivant à l’école privée, qui lui faisait désormais honte, un sentiment qui ne pouvait dorénavant plus que se « répét[er] », « s’accumul[er] » (139). Elle en brosse le portrait en décrivant, sur le ton du constat qui lui est propre, les habitus des deux milieux, leurs cultures respectives. L’intertextualité est employée à cette fin.

L’utilisation qu’Ernaux en fait diffère de celle de Dawson. Pour Ernaux, il s’agit de comparer les deux classes sociales (le milieu ouvrier et la bourgeoisie), de souligner leur écart, par exemple : 

Au moment où je lisais Brigitte jeune fille et Esclave ou reine de Delly, que j’allais voir Pas si bête avec Bourvil, sortaient en librairie Saint Genet de Sartre, Requiem des innocents de Calaferte, au théâtre Les chaises de Ionesco. Les deux séries restent à jamais séparées pour moi. (113)

Ici, les séries de référents représentant les deux cultures sont simplement mises côte-à-côté. Le ton neutre d’Ernaux lui permet de mettre en lumière leur dichotomie, sans les hiérarchiser, sans sembler prendre position en faveur de l’une ou de l’autre. Cependant, en énumérant des référents culturels populaires et en les installant au même niveau que des référents littéraires légitimes, Ernaux pose, sans en donner l’apparence, un acte performatif d’agentivité : elle « donn[e] vie et statut de littérature à une culture qui en est généralement exclue. » (Lyn 2011, 16) Elle donne de la légitimité à la culture du milieu ouvrier, toujours considérée comme inférieure, voire vulgaire, face à celle du milieu bourgeois.

Par ailleurs, Ernaux utilise aussi l’intertextualité pour critiquer la bourgeoisie, plus particulièrement le traitement réservé aux femmes bourgeoises. Lorsqu’elle décrit minutieusement les habitus de l’école privée qu’elle fréquente, la question de la religion est centrale. Alors que le temps s’écoule au gré des « usages collectifs et familiaux, des émissions de radio » (LH, 61) pour la classe ouvrière (le « Lundi, jour mort, des restes du pain de la veille, du Crochet radiophonique sur Radio-Luxembourg » (61) en est un bon exemple), celui du « temps scolaire est inscrit dans un autre temps, celui du missel et de l’évangile » (83). Sont ainsi mis en opposition le monde du corps – ce qui est vulgaire, la culture populaire, les gestes concrets, la quotidienneté – et le monde de l’esprit – « ce qui est élevé » (108. L’autrice souligne), l’intériorité, les idéaux moraux. L’autrice démontre ensuite que les rôles de la fille et de la femme bourgeoise sont inextricablement liés à la morale catholique, d’une manière beaucoup plus restrictive que ceux de la femme ouvrière : « […]  la vraie femme de France est encore et toujours une femme qui aime son foyer, son pays. Et qui prie. » (112. L’autrice souligne.) Cette citation de la préface de Brigitte jeune fille est un bon exemple de réitération discursive. En effet, Ernaux en retranscrit un assez long extrait en sélectionnant des passages précis. L’utilisation des points de suspension à deux reprises nous indique que certaines parties de la citation ont été tronquées, ce qui fait déjà état de sa subjectivité. Ernaux insiste dans cet extrait sur la rectitude morale (« droit chemin », « âme de bonne race », « discipline chrétienne », etc. (112)), mais aussi sur le sacrifice de soi (« cette âme-là choisira finalement le devoir quoi qu’il en coûte » (112)). L’équation finale entre patriotisme, domesticité et religion (« femme qui aime son foyer, son pays. Et qui prie. » (112. L’autrice souligne.)) résume clairement les conditions encarcanant la femme bourgeoise. Ernaux s’approprie ces paroles pour ensuite émettre un commentaire critique. Dans l’assertion suivante, la mise en évidence d’une contradiction flagrante à travers l’énumération permet de déceler de l’ironie : « Brigitte réalise le modèle de la vraie jeune fille, modeste, méprisant les biens matériels, dans un monde où l’on a un salon, un piano, où l’on va au tennis, à des expositions, des thés, au bois de Boulogne. » (112)

La question de l’origine ethnique

Jusqu’à présent, j’ai insisté sur la volonté des deux autrices de mettre en évidence les structures oppressives de la société et de critiquer celles qui asservissent les femmes. J’ai aussi souligné certaines disparités dans leur utilisation de l’intertextualité, qui est sous-tendue par des objectifs légèrement différents. Celle de Dawson semble viser à rendre incontestable son appartenance à la culture québécoise, à solliciter et impliquer le lectorat, ainsi qu’à critiquer les codes oppressifs imposés aux filles et femmes dans un contexte de pauvreté et d’immigration. Celle d’Ernaux semble plutôt viser à légitimer une culture typiquement conçue comme illégitime, à critiquer les codes moraux imposés aux femmes bourgeoises, en plus de servir l’objectif plus large de décortiquer les habitus des classes ouvrière et bourgeoise à la manière d’une « auto-socio-biographi[e] » (Ernaux 2003, 23). Cette différence dans leurs postures et choix d’outils d’écriture me semble découler de la nature de l’intersection oppressive dénoncée.

En effet, l’appartenance d’Annie Ernaux à la bourgeoisie n’est pas remise en question au moment de l’écriture du livre, contrairement à l’inclusion de Caroline Dawson dans la culture québécoise. En entrevue (Lambert 2023), l’autrice de Là où je me terre note que lorsqu’elle invite ses étudiant·e·s à lui poser des questions, iels lui demandent, encore aujourd’hui, d’où elle vient. Le réflexe socialement ancré de l’assignation raciale, qui se manifeste face aux caractéristiques physiques non-camouflables de la personne immigrante, rend la légitimité de l’appartenance de cette dernière à la culture d’accueil toujours ouverte à débat, et ce, malgré l’intégration de tous les codes. En revanche, l’appartenance à la bourgeoisie de la personne transfuge de classe a moins tendance à être mise en doute, puisque les éléments qui trahissent ses origines sont moins apparents. Je propose que cette constante remise en question, toujours actuelle au moment de l’écriture du roman, a un impact observable sur le texte de Dawson, surtout sur la manière dont la honte est approchée, lorsque comparé à celui d’Ernaux.

Dans La honte, Ernaux s’attarde au moment précis où elle considère être « entrée dans la honte » (LH, 116) de son milieu d’origine et de ses habitus. Elle invoque cette scène violente d’entrée de jeu, dès la première phrase du roman : « Mon père a voulu tuer ma mère un dimanche de juin, au début de l’après-midi. » (13). Tout comme dans Là où je me terre, ce sont la violence et l’évocation de la mort qui ouvrent le roman. Cependant, dans La honte, l’écriture plate d’Ernaux permet une lecture différente de cette violence. Cette dernière apparaît banale, comme si elle allait de soi, ce que la narratrice confirme un peu plus loin : « j’ai l’impression qu’il s’agit d’un évènement banal, plus fréquent dans les familles que je ne l’avais imaginé. » (17)  L’importance fondatrice de cet évènement pour Ernaux contraste avec le ton complètement dépourvu d’émotions de cette phrase. On peut y lire une critique de la banalisation de la violence ciblant les femmes pauvres.

En contraste, dans le récit de Dawson, la violence du déracinement et de l’exil est plutôt mise en avant. Il est intéressant de noter que dans Là où je me terre, la première phrase réfère à la mort non-advenue de la narratrice, alors que dans La honte, il s’agit plutôt de la mort, toute aussi non-advenue, de la mère de la narratrice. Cette différence peut être reliée à la source de la honte. Pour Ernaux, la honte provient surtout de ses parents; son père qui tente de tuer sa mère dans la première scène de La honte et sa mère dont le corps est exposé « sans gaine, relâché » (118) dans la seconde. Pour Dawson, la source apparaît beaucoup plus internalisée. La honte concerne sa personnalité en « inadéquation avec l’environnement » (LJT, 65), sa maîtrise défaillante de la langue (« CROU-ZER » mal prononcé (116)), ce qu’elle mange (« le yogourt-gate » (38), le manjar à « manger en cachette » (68)), etc. Ainsi, pour faire cesser la honte, Dawson doit tuer (taire) une partie d’elle-même, alors qu’Ernaux doit tuer (renier) les siens, ce qui est déjà pressenti dans l’incipit.

De son côté, Ernaux ne fait plus partie du milieu ouvrier, plus rien ne la rattache « au milieu dont elle est issue » (1990, 106) depuis le décès de sa mère. Elle peut étudier son milieu d’origine d’une manière distante, en adoptant la posture d’« ethnologue » (LH, 40) de soi. L’intertextualité dans La honte s’inscrit dans cette visée, faisant état des différences entre les milieux, dans le style de l’analyse sociologique. Dawson, elle, ne peut faire disparaître les traces de cette part d’elle-même liée à la honte (elle l’a littéralement dans la peau). Il lui est impossible de prendre une posture distante, étant donné que son altérité lui est toujours reflétée et qu’elle génère, je le suppose, toujours de la honte. Elle rend cette violence visible en insistant à outrance sur sa légitimité de Québécoise à travers la multiplicité des intertextes québécois. Ainsi, la position des autrices au moment de l’écriture, leur légitimité au sein de la classe vers laquelle elles ont migré, est bien lisible dans leurs choix de postures, de style ainsi que dans la manière dont elles utilisent l’intertextualité comme outil d’agentivité.

En somme, Caroline Dawson et Annie Ernaux sont toutes deux agentes de changement à travers leurs écrits et poursuivent un but commun, soit celui de provoquer des prises de conscience et de faire évoluer les mentalités par rapport à des enjeux qui demeurent brûlants d’actualité : codes restrictifs imposés aux femmes et violence du patriarcat, préjugés face à la pauvreté, l’immigration et l’origine ethnique, intersectionnalité, etc. Dans une société où la discrimination raciale est invisibilisée, notamment par le déni du racisme systémique pourtant manifeste, où les discussions récurrentes sur les seuils d’immigration amènent fréquemment des dérapages discursifs racistes et où le filet social est de plus en plus perçu comme un fardeau, ces types de récits sont plus que jamais nécessaires. Dawson et Ernaux énoncent ce qui est tu (Dawson 2021b); elles nomment la honte des opprimé·e·s, la décortiquent, la partagent, la dénoncent et la retournent. Au lieu de baisser les yeux, de se terrer, de se taire, elles habitent leur honte, la prennent à bras le corps, en deviennent agentes. Elles l’investissent comme méthode d’écriture qui leur permet, comme le suggère Martine Delvaux, de « [t]rouver dans l’impression d’enfermement, de condamnation, d’isolement, la bougie d’allumage de l’indignation et de la création. » (2024, 35) Une indignation qui permet d’« [é]crire comme […] un cri de révolte » (LJT, 159) pour toujours renouveler « [l]e désir […] de changer le monde » (159), tant chez ces autrices que chez leurs lecteur·trice·s.


[1] Désormais, toute référence à cet ouvrage sera indiquée par le sigle LJT, suivi du folio.

[2] Désormais, toute référence à cet ouvrage sera indiquée par le sigle LH, suivi du folio.

[3] L’expression emblématique « the personal is political » a fait surface dans l’espace militant féministe états-unien dit de deuxième vague. Il a été formalisé par Carole Hanisch en 1970.


Bibliographie

a) Corpus à l’étude

Dawson, Caroline. 2020. Là où je me terre. Montréal : Remue-Ménage.

Ernaux, Annie. 1997. La honte. Paris : Gallimard. coll. « Folio ».

b) Corpus théorique

Butler, Judith.  2017. Le pouvoir des mots : discours de haine et politique du performatif. trad. Charlotte Nordmann et Jérôme Vidal. Paris : Amsterdam.

Dawson, Caroline. 2021a. « Je suis une écrivaine québécoise, je suis vengeance ». Lettres québécoises, no. 182 : 38-39.

_____. 2021b. Ce qui est tu. Montréal : Triptyque.

Delvaux, Martine. 2024. « La honte : méthode ». Liberté, no. 342 : 32-35.

Ernaux, Annie. 1990. Une femme. Paris : Gallimard. coll. « Folio ».

_____. 2003. L’écriture comme un couteau. Entretien avec Frédéric-Yves Jeannet. Paris : Gallimard.

_____. 2022. Conférence Nobel, 7 décembre. https://www.nobelprize.org/ prizes/literature/2022/ernaux/201000-nobel-lecture-french/. Consulté le 20 juin 2023.

Genette, Gérard. 2014[1982]. Palimpsestes. La littérature au second degré. [format ePub]. Paris : Seuil.  

Hanisch, Carol. 1970. « The personal is political ». Dans Shulamith Firestone et Anne Koedt (dir.), Women’s Liberation: Notes from the Second Year. Major Writings of the Radical Feminists. New York: Radical Feminism: 76-78.

Havercroft, Barbara. 2017. « Autobiographie et agentivité. Répétition et variation au féminin ». Dans Jean-François Hamel, Barbara Havercroft et Julien Lefort-Favreau (dir.), Politique de l’autobiographie. Engagements et subjectivités. Montréal : Nota Bene. coll. « Contemporanéités » : 265-284.

Hugueny-Léger, Elise. 2009. Annie Ernaux, une poétique de la transgression. Berne : Peter Lang AG. coll. « Modern French Identities ».

 Kahn, Robert, Macé, Laurence et Simonet-Tenant, Françoise (dir.). 2015. Annie Ernaux : L’intertextualité. Mont Saint-Aignan : Presses universitaires de Rouen et du Havre.

Lambert, Claudette. 2023. Douleurs et défis de l’immigration. Entretien avec Caroline Dawson, 1er avril. https://www.chudequebec.ca/a-propos-de-nous/publications/revues-en-ligne/spiritualite-sante/entrevues/entretien-avec-caroline%C2%A0dawson.aspx>. Consulté le 20 juin 2023.

Thomas, Lyn. 2011. « « Le texte-monde de mon enfance » Intertextes populaires et littéraires dans Les Armoires vides ». Dans Danielle Bajomée et Juliette Dor (dir.), Annie Ernaux. Se perdre dans l’écriture de soi. Paris : Klincksieck : 15-32.