Dans The Handmaid’s Tale, Margaret Atwood présente une société dans laquelle un État totalitaire a pris le contrôle de sa population. Sous ce régime, les sujets perdent progressivement la majorité de leurs droits et de leurs repères. Après la chute drastique de la fécondité et la montée des tensions politiques dans la société, un groupe d’extrême droite idéologique et religieuse prend le pouvoir et fonde la république de Gilead. Les sujets sont pour la plupart dépouillés de leurs droits, séparés de leurs familles, isolés les uns des autres. De même, ces changements politiques et sociaux réduisent la protagoniste du récit à sa fertilité : dans la nouvelle société, elle n’a plus qu’une seule fonction ; enfanter. À cet effet, le régime totalitaire doit détruire ou effacer tous les liens qu’entretiennent les sujets avec le temps qui précède le changement de régime afin d’établir son pouvoir. Or, bien que le gouvernement met en place des dispositifs et des institutions pour effacer la mémoire des sujets, les individus se souviennent malgré tout d’un passé différent. En ce sens, cet article entend démontrer que la mémoire d’Offred est mise en scène de façon à mettre de l’avant les usages politiques de la mémoire et de l’oubli dans le régime dystopique de Margaret Atwood. Ces usages sont retraçables dans les trois temporalités du roman : dans le temps présent, où l’État de Gilead met en place des dispositifs qui démontrent sa dépendance de l’amnésie sociale ; dans le passé, où se réfugie la narratrice et où elle trouve l’étincelle de sa résistance ; dans le futur après la chute de Gilead, où des chercheurs reconstruisent l’histoire de Gilead et de ses sujets à partir du peu d’information laissée par la République.
Le roman d’Atwood montre que l’émergence d’un nouveau régime totalitaire va de pair avec une modification du grand récit de l’Histoire, celle-ci afin de soutenir l’idéologie du nouveau pouvoir en place. C’est également le constat de Theo Finigan : « Not content with simply rewriting history by way of forgery, however, the totalitarian leader-historiographer attempts the material erasure of any traces of a past that does not coincide with the officially sanctioned version[1]. » L’amnésie sociale est nécessaire à l’obéissance des sujets. Le gouvernement de Gilead met donc en place plusieurs dispositifs pour s’assurer que les sujets perdent tous leurs repères.
En cela, l’État force la destruction de certains objets servant de repères culturels. Ainsi, des officiers vont de maison en maison pour s’assurer que toutes les reliques du temps d’avant qui évoquent un discours idéologique différent de celui de la République soient détruites :
The splitting up families, the confiscation of photographs and other memories, the strict supervision of any social contact, the prohibition on access to almost every form of media, the ever-present threat of torture and disappearance – all these symbolic and actual violences collude in the erosion and the increasing tenuous connexion between present and past[2].
L’interdiction des reliques mémorielles et la restriction d’accès à la famille ainsi qu’à l’information indiquent que le régime dépend d’un effacement presque total de l’histoire pour établir son pouvoir. L’interdiction d’avoir en leur possession de tels objets éloigne les sujets de Gilead de leurs habitudes du temps passé. Tante Lydia, l’une des femmes au Red Center qui forme les futures Handmaids,affirme que ces restrictions et ces pertes sont nécessaires : « We were a society dying, said Aunt Lydia, of too much choice[3]. » L’effacement total de ces objets se fait sur le long terme : les seules traces de l’existence de ces objets demeurent dans les souvenirs de ceux et celles qui les ont connus et perdus ; ces traces disparaîtront en même temps que les sujets qui les conservent. Dépouillés de tout repère culturel et d’objets nécessaires de la mémoire, la plupart des sujets vont oublier graduellement leur vie d’avant. Les générations suivantes n’auront donc aucun souvenir ni aucune connaissance d’un temps précédant la République.
En outre, Gilead restreint les sens de ses sujets pour forcer leur isolement et l’oubli de leur liberté de penser. En effet, la narratrice évoque certaines expériences sensorielles qui lui rappellent des souvenirs. Par exemple, lorsque Offred entre dans la cuisine où une Martha[4] fait un pain, l’odeur lui rappelle le temps où elle pouvait en faire : « It reminds me of other kitchen, kitchens that were mine. […] It smells of me, in former times, when I was a mother. This is a treacherous smell, and I know I must shut it out. » (HT, p. 52. Je souligne.) Ce passage met en évidence l’aliénation de la pensée d’Offred. L’odeur du pain éveille un souvenir du temps avant la république de Gilead, un souvenir qu’Offred perçoit comme un acte de trahison. Le contrôle totalitaire resserre même les pensées des sujets en rendant négatifs la nostalgie et les souvenirs. De plus, le regard et l’ouïe sont aussi restreints. Lors des sorties quotidiennes d’Offred et d’Ofglen (une Handmaid qui doit l’accompagner lors de ses sorties[5]), elles ne doivent pas s’intéresser à ce qui se passe autour d’elles : « The vans are surely more silent than the other cars. When they pass, we avert our eyes. If there are sounds coming from inside, we try not to hear them. » (HT, p. 24) Le regard et l’écoute permettent d’enregistrer les événements dans la mémoire. L’État contrôle ces sens dans la mesure du possible : il force les sujets à craindre leurs propres sens puisque ces derniers témoignent d’une curiosité et d’une pensée répréhensible. La pensée individuelle est effectivement interdite dans l’État totalitaire. La restriction du regard est également induite par les habits des Handmaids : « Given our wings, our blinkers, it’s hard to look up, hard to get the full view, of the sky, of anything. […] We have learned to see the world in gasps. » (HT,p. 34) Parce qu’elles doivent tourner la tête pour apercevoir quoi que ce soit autour d’elles, il leur est impossible de poser leur regard sur un objet ou une personne sans que les Gardiens, les Commandants ou les Yeux[6] s’en aperçoivent. De la sorte, l’État assujettit les sens à la peur afin d’isoler davantage les sujets de leurs souvenirs et de leur pensée.
Enfin, Gilead détruit l’individualité des sujets par le code vestimentaire obligatoire et par l’effacement des noms d’avant. D’une part, tous les sujets doivent respecter un code vestimentaire strict : chacun revêt l’uniforme correspondant à son statut[7]. Les habits uniformisent les individus, en plus de les abaisser à s’identifier uniquement à leur rôle social. Chez les Handmaids, les robes rouges et les ailes blanches qu’elles doivent obligatoirement porter ont de multiples couches et sont particulièrement restrictives. Avec ces robes, les Handmaids deviennent indissociables les unes des autres : « A shape, red with white wings around the face, a shape like mine, a nondescript woman in red […] comes along the brick sidewalk towards me. She reaches me and we peer at eachother’s faces looking down the white tunnels of cloth that encloses us. She is the right one. » (HT, p. 21. Je souligne.) Le vocabulaire utilisé par la protagoniste dans ce passage met de l’avant la perte des caractéristiques individuelles sous ces couches de vêtements. La Handmaid n’est qu’une forme, indissociable d’une autre. Le code vestimentaire restreint les sujets de Gilead dans leurs modes d’expression et de reconnaissance. Sous ces vêtements, la narratrice se détache de son corps, de sa propre forme : « My nakedness is strange to me already. […] I avoid looking down at my body, not so much because it’s shameful or immodest but because I don’t want to see it. I don’t want to look at something that defines me so completely. » (HT, p. 71. Je souligne.) Sous le pouvoir de Gilead, Offred est un corps qui la définit totalement. Ce dernier lui rappelle qu’elle n’a plus la liberté de se souvenir de son existence charnelle comme étant une partie intégrante d’elle-même et de son identité. Les vêtements effacent toutes les caractéristiques qui permettraient une identification de l’autre ou de soi-même. D’autre part, le pouvoir totalitaire efface l’individualité et sa reconnaissance dans la République par l’effacement des noms. Toutes les Handmaids perdent leurs noms individuels ; ils sont remplacés par des noms de fonction et d’appartenance. Comme le souligne Finigan : « One way of the ways in which the regime has attempted to erase the “before time” – and the individual subjectivities of it’s female subjects – is by renaming the Handmaids with patronymics that mark them as belongings to their male commanders[8]. » Comme le code vestimentaire, l’effacement des noms permet à l’État de détruire toute trace d’identité, d’individualité et de subjectivité. Cette mesure oblige également l’isolement complet des sujets les uns vis-à-vis des autres puisqu’il leur devient impossible de reconnaître une personne qu’ils connaissaient dans le passé. Ce procédé interrompt drastiquement la relation entre les individus.
Ainsi, par la séparation des familles, par la destruction d’objets qui servent de repères culturels et individuels, par l’interdiction de lire, par l’imposition d’un code vestimentaire qui force un oubli des caractéristiques individuelles et par l’effacement des noms d’avant, la république de Gilead met tout en place pour enclencher un processus d’amnésie sociale : « With their memories wiped clean, […] the future inhabitants of Gilead seem to become completely pliable subjects, mere receptacles for totalitarian ideology[9]. » L’État totalitaire dépend de cette amnésie sociale pour que son pouvoir idéologique soit complet. Or, comme le soutient Paul Ricœur, l’oubli peut devenir la condition d’un acte de mémoire : « L’oubli peut être si étroitement mêlé à la mémoire qu’il peut être tenu pour une de ses conditions[10]. » Et pourtant, si l’État veut forcer un oubli total et irrévocable, la pérennité de son pouvoir dépend du passage du temps et de l’éducation des générations futures. Tante Lydia le dit elle-même aux femmes qui sont formées à devenir des Handmaids au Red Center :
You are a transitional generation, said Aunt Lydia. It is the hardest for you. We know the sacrifices you are being expected to make. …For the ones who come after you, it will be easier. They will accept their duties with willing hearts. She did not say: Because they will have no memories, of any other way. She said: Because they won’t want things they can’t have. (HT, p. 136. Je souligne.)
Le pouvoir de Gilead ne peut pas être total tant qu’il y a des sujets qui se souviennent du temps d’avant, qui se souviennent de ce que sont la pensée individuelle et la liberté. Tante Lydia mise sur la malléabilité des femmes à venir, celles qui, d’après elle, ne vont pas perdre leur temps à vouloir des droits qu’elles ne connaissent même pas. Pourtant, le commentaire de la narratrice déplore davantage l’ignorance des femmes des générations futures. De fait, la narration d’Offred rend compte de l’amnésie sociale forcée ainsi que des effets à long terme de ce type de contrôle idéologique en soulignant notamment la perte de mémoire des autres. Par le fait même, elle rappelle que ses propres souvenirs lui sont encore disponibles. Les interdictions et les dispositifs mis en place par l’État pour forcer la perte de mémoire ont un effet contraire sur la narratrice : sa mémoire est plutôt façonnée par l’oubli, qu’il soit naturel ou forcé. À ce propos, Marc Augé affirme que « se souvenir ou oublier, c’est faire un travail de jardinier, sélectionner, élaguer. Les souvenirs sont comme des plantes : il y en a qu’il faut éliminer très rapidement pour aider les autres à s’épanouir[11] ». L’État, en forçant l’oubli, transforme la mémoire de la protagoniste en une arme de résistance ; l’oubli devient pour elle un outil qui lui permet de retrouver et réaffirmer ses souvenirs. Véritable travail de jardinage, les souvenirs qu’Offred préserve prennent alors une grande importance, puisque « c’est ce qui reste qui est intéressant. Et […] ce qui reste est le produit d’une érosion par l’oubli[12] ».
La narratrice dans The Handmaid’s Tale résiste ainsi à l’aliénation grâce à ses souvenirs et à sa pensée[13]. Elle conserve et retrouve certaines habitudes qu’elle avait dans le temps d’avant, notamment sa liberté de pensée. De plus, elle retourne constamment à ses souvenirs dans ses temps libres. De ce fait, la mémoire d’Offred souligne les limites du pouvoir totalitaire. Le gouvernement de Gilead ne peut pas, malgré ses efforts, effacer ce que Ricœur qualifie de mémoire profonde des sujets : « Autour de [la mémoire profonde] se groupent des manières coutumières de penser, d’agir, de sentir, en somme des habitudes[14]. » Car selon le philosophe, l’oubli total n’est que très rare et ne peut être forcé. Chez la protagoniste, la mémoire profonde refait surface et s’offre à elle comme outil de résistance à l’aliénation. La mémoire véhicule sa pensée, sa subjectivité. Par exemple, la valeur de la mémoire s’active après la découverte d’une gravure dans la garde-robe de sa chambre :
I knelt to examine the floor, and there it was, a tiny writing, quite fresh it seemed, scratched with a pin or maybe just a fingernail, in the corner where the darkest shadow fell: Nolite te bastardes carborundorum[15]. […] [It] was a message, and it was in writing, forbidden by that very fact, and it hadn’t yet been discovered. Except by me, for who it was intended. It was intended for whoever came next. (HT, p. 58.)
Laissée par la Offred précédente, cette relique enclenche la mémoire de la narratrice, ses souvenirs deviennent plus vifs, plus présents : « Despite the best efforts of Gilead, Offred’s memories remain vividly alive[16]. » À cet égard, deux habitudes d’Offred soulignent son utilisation de la mémoire comme outil de résistance au pouvoir totalitaire.
D’abord, Offred continue d’utiliser les prénoms d’avant. Lorsqu’elle est transférée à son nouveau Commandant, Offred a une vague impression de reconnaître sa femme. Après quelques jours dans son nouvel environnement, elle se souvient soudainement que la femme est Serena Joy, une chanteuse que la narratrice avait déjà vue à la télévision lorsqu’elle était plus jeune (HT, p. 18). Il en va de même pour le nom d’une ancienne pensionnaire du Red Center. Lors d’une de ses sorties quotidiennes, Offred reconnaît une des femmes qui était avec elle au Red Center et se rappelle son nom : Janine (HT, p. 30). Comme pour celui de Serena Joy, Offred utilise ce prénom tout au long du récit plutôt que d’appeler Janine par son prénom légal, Ofwarren. En revanche, la narratrice utilise le prénom « Ofglen » pour désigner sa partenaire de sortie en oubliant qu’il s’agit d’un nom d’appartenance. Lorsque la partenaire à laquelle Offred s’est habituée change soudainement, elle lui demande où est Ofglen, et sa nouvelle partenaire répond : « I am Ofglen. » (HT, p. 326) Puisque le prénom « Ofglen » désigne la Handmaid de Glen, la partenaire habituelle de la protagoniste ne répond plus de ce nom : « And of course she is, the new one, and Ofglen, wherever she is, is no longer Ofglen. I never did know her real name. That is how you can get lost, in a sea of names. It wouldn’t be easy to find her now. » (HT, p. 326) La narratrice souligne la facilité de se perdre dans ce régime où les noms ne sont plus utilisés pour désigner les individus. Ce constat souligne que la narratrice a un attachement à l’individualité et à l’identité. De même, son vrai nom n’est jamais mentionné dans le roman, et elle ne le partage qu’avec une seule autre personne : Nick[17]. La protagoniste accorde une grande valeur à son vrai nom et elle souhaite le protéger : « I tell myself it doesn’t matter […] but what I tell myself is wrong, it does matter. I keep the knowledge of this name like something hidden, some treasure […]. Some charm that survived from an unimaginably distant past. » (HT, p. 95) La relation qu’elle entretient avec son propre nom sous-tend qu’elle attribue une valeur semblable aux autres noms des personnages. Dès lors, l’utilisation des noms des femmes qu’elle connaissait dans le temps d’avant est un acte de résistance à l’effacement du passé et de l’individualité.
Ensuite, Offred passe ses temps libres dans ses pensées et dans son passé, afin d’affirmer son lien étroit avec le temps d’avant : « You’ll have to forgive me. I’m a refugee from the past, and like other refugees I go over the customs and habits of being I’ve left or been forced to leave behind me, and it all seems just as quaint, from here, and I am just as obsessive about it. » (Atwood, HT, p. 263) Puisque le seul rôle d’Offred sous le régime de Gilead est d’être un corps fertile, celle-ci dispose d’énormément de temps libres qu’elle consacre à ses souvenirs. Ces analepses sont fondamentales au développement de la résistance chez la narratrice. Elles sont le lieu de sa pensée, de son intimité :
I lie, then, inside the room, under the plaster eye in the ceiling, behind the white curtains, between the sheets, neatly as they, and step sideways out of my own time. Out of time. Tough this is time, no ram I out of it. But the night is my time out. Where should I go?
Somewhere good. (HT, p. 41. Je souligne.)
Le comportement d’Offred est représentatif du type d’enjeu auquel le régime de Gilead doit faire face lors de ses débuts ; la présence d’une mémoire vivante indique une forme de liberté subjective. Toutefois, l’accent n’est pas mis sur la véracité du récit dans The Handmaid’s Tale. Au contraire,bien qu’Offred passe son temps à se remémorer le passé, il s’agit plutôt d’une reconstruction du passé que d’une représentation fidèle. Bien qu’Offred s’exprime parfois avec assurance lorsqu’elle revisite ses souvenirs, elle affirme également que certains événements précis ne sont que des reconstructions : « This is a reconstruction. All of this is a reconstruction. It’s a reconstruction now, in my head, as I lay flat on my single bed rehearsing what I should or shouldn’t have said, what I should or shouldn’t have done, how I should have played it. » (HT, p. 155. Je souligne.) La répétition du mot « reconstruction » indique que le passé est incertain dans la pensée d’Offred, puisque ses souvenirs ne sont pas toujours clairs ni précis. Force est d’admettre que les mesures mises en place par Gilead pour forcer l’oubli fonctionnent jusqu’à un certain point, car les souvenirs du temps d’avant, aussi vagues soient-ils, sont encore présents dans la pensée de la narratrice ; son récit est une reconstruction sélective : « When we think of the past it’s the beautiful things we pick out. We want to believe it was all like that. » (Atwood, HT, p. 35) Cette remémoration du passé soulève donc un autre enjeu mis de l’avant dans le texte, celui de la fiabilité de la mémoire. En effet, le récit de la narratrice dans The Handmaid’s Tale remet en question la fiabilité de ses souvenirs et, inévitablement, celle du récit. Avec l’oubli forcé par l’État totalitaire et la détermination de la protagoniste à conserver ses propres souvenirs, la relation entre la mémoire et l’oubli révèle l’incertitude constitutive de la mémoire. Ricœur rappelle que : « ce que l’oubli réveille […], c’est l’aporie même qui est à la source du caractère problématique de la représentation du passé, à savoir le manque de fiabilité de la mémoire ; l’oubli est le défi par excellence opposé à l’ambition de fiabilité de la mémoire[18] ». Pourtant, que sa mémoire soit fiable ou non, Offred affirme tout de même la puissance des souvenirs pour résister à l’aliénation puisqu’elle exerce sa liberté de penser par la reconstruction de ses souvenirs.
Cela étant dit, la reconstruction du récit et la fiabilité de la mémoire s’étendent au-delà de la subjectivité de la narratrice. Dans le dernier chapitre du roman, « Historical notes on The Handmaid’s Tale », les failles de la mémoire sont soulignées dans un contexte de reconstruction de l’Histoire et de la mémoire collective. Plusieurs années après la chute de Gilead, des chercheurs ont trouvé des cassettes contenant des fragments de récit, dont celui d’Offred. Ces cassettes étaient sans ordre, sans numéros, sans titres (HT, p. 345). Le récit a donc été remis en ordre par les chercheurs, puisqu’il s’agit d’une des rares reliques de la république de Gilead et qu’il représente une valeur historique pour la société du futur. Ce récit est toutefois poreux à plusieurs niveaux, car tandis que le récit d’Offred est une reconstruction de sa mémoire, le récit final du futur est une reconstruction de cette reconstruction. De plus, aucun des personnages n’existe selon les archives et registres de Gilead encore disponibles, et les chercheurs ne savent pas où ni comment les cassettes ont été enregistrées (HT, p. 351). Dans la conférence qui a lieu dans le chapitre final, le professeur Pieixoto se prononce sur la restauration du récit ainsi que sur les recherches menées sur cette relique : « There were some thirty tapes in the collection altogether, with varying proportions of music to spoken words. In general, each tape begins with two or three songs, as camouflage no doubt; then the music is broken off and the speaking voice takes over. » (HT, p. 346) Les chercheurs mettent en ordre le récit d’Offred à partir de minces pistes historiques. Malgré le dévouement des spécialistes, le récit n’est plus celui d’Offred ; il s’agit d’une reconstruction de l’histoire à partir d’un récit issu de l’imaginaire collectif. L’histoire restituée de Gilead se fonde uniquement sur la parole d’Offred et, de là, est modelée par des chercheurs qui en connaissent peu sur les conditions de vie sous le régime de Gilead ou sur les conditions d’énonciation du récit. D’ailleurs, l’excipit de The Handmaid’s Tale remet en perspective la conception de l’histoire à partir de la mémoire collective : « As all historians know, the past is a great darkness, and filled with echoes. Voices may reach us from it; but what they say to us is imbued with the obscurity of the Matrix out of which they come; and […] we cannot always decipher them precisely in the clearer light of our own day. » (HT, p. 358) Le lexique de la noirceur est en opposition avec celui de la lumière. Cette opposition expose le préjugé du chercheur par rapport à l’histoire de Gilead et montre que cette société du futur pense être en mesure de juger le passé. Bref, la conférence finale du professeur Pieixoto fait voir la porosité du récit de la narratrice, mais aussi celle de l’agencement qu’ils en ont faite dans le futur. Dès lors, elle souligne aussi le paradoxe de la mémoire dans la dystopie d’Atwood, en ce que l’oubli participe de sa reconstruction.
L’analyse de la mémoire dans The Handmaid’s Tale de Margaret Atwood permet dès lors de dresser trois constats. D’abord, la république de Gilead met en place des dispositifs pour artificiellement déclencher une amnésie sociale chez ses sujets, amnésie qui est indispensable à l’établissement de son pouvoir. Ensuite, la narratrice du récit offre une résistance au pouvoir par la conservation et le rapiècement de ses souvenirs. Pour ce faire, Offred continue d’utiliser les noms de ceux qu’elle connaissait dans le temps d’avant en plus de préserver son propre nom. Elle passe également ses temps libres à rebâtir son passé et à naviguer dans ses souvenirs. Enfin, le temps d’après brosse un portrait de l’histoire à partir du récit non fiable d’Offred. Ainsi, dans la dystopie d’Atwood, les rapports entre la mémoire, l’oubli et l’histoire sont ceux d’une co-construction, d’une coappartenance. L’État totalitaire dépend de l’oubli de ses sujets pour maintenir son pouvoir sur ceux-ci, la narratrice dépend de sa mémoire pour résister à l’aliénation et le futur dépend des traces du passé pour reconstruire l’histoire. Dans The Handmaid’s Tale, que la parole soit fiable ou non, Offred accorde une valeur à sa mémoire. Augé, dans Les formes de l’oubli, affirme que la pensée est une part inévitable du langage. De cette façon, il insiste sur l’importance du langage comme mémoire, parce que celui-ci forme notre rapport au monde, et que c’est grâce à lui que l’on peut se souvenir ou oublier : « Il n’est pas rare qu’une pensée libérée se réfugie – par erreur, par affolement ou par affinité – dans un autre mot que celui où elle logeait initialement[19]. » Dans The Handmaid’s Tale, il n’y a pas d’autres paroles que celle de la narratrice et du professeur Peixoto. Par ces deux paroles, qui révèlent les rôles intrinsèques du langage, de la mémoire et de l’oubli dans tout agencement narratif, Atwood dévoile l’isomorphie entre la mise en récit d’une histoire et la mise en récit de l’Histoire.
[1] Theo Finigan, « Totalitarianism and Mal d’archive in Nineteen Eighty-Four and The Handmaid’s Tale », Science Fiction Studies, vol. 38, no 3, novembre 2011, p. 435.
[2] Ibid., p. 441.
[3] Margaret Atwood, The Handmaid’s tale, McClelland & Stewart, Toronto, 2019 [1985], p. 28. Désormais, les références à cet ouvrage seront indiquées par le sigle HT suivi de la page.
[4] Une Martha est une domestique. Les femmes qui ne sont pas des épouses de Commandants et ne peuvent pas avoir d’enfants deviennent des Marthas ou des Unwoman. Ces dernières sont envoyées dans les colonies pour nettoyer les déchets nucléaires.
[5] Les Handmaids doivent être accompagnées lorsqu’elles sortent de l’enceinte de la maison de leur commandant. Si l’État affirme qu’il s’agit d’une mesure de sécurité et de précaution, Offred voit dans cette injonction une mesure de contrôle : « The truth is that she is my spy, and I am hers. If either of us slips through the net because of something that happens during one of our daily walks, the other will be accountable. » (HT, p. 21)
[6] Les Yeux sont des espions. Ils se retrouvent dans tous les domaines et les fonctions de la société et ils doivent s’assurer que tous les sujets respectent l’ordre de la République.
[7] Les Commandants ont un habit officiel, les Gardiens ont un uniforme noir, les femmes des commandants ont des robes bleues, les Marthas des robes vertes, les Handmaids doivent porter des robes rouges et des ailes blanches pour cacher leur visage.
[8] Theo Finigan, « Totalitarianism and Mal d’archive in Nineteen Eighty-Four and The Handmaid’s Tale », op. cit., p. 447-448.
[9] Ibid., p. 442.
[10] Paul Ricœur, « L’oubli », dans La mémoire, l’histoire, l’oubli, Paris, Seuil, 2000, p. 553.
[11] Marc Augé, « La mémoire et l’oubli » dans Les formes de l’oubli, Paris, Payot, coll. Manuels Payot, 1998, p. 24.
[12] Ibid., p. 36.
[13] Le rôle de la narratrice et son état de résistance ne font pas l’unanimité. Certains chercheurs qui ont étudié l’œuvre d’Atwood affirment que la narratrice participe au régime totalitaire, alors que d’autres soutiennent le contraire. Cependant, puisque la narratrice est dotée d’une subjectivité qui va à l’encontre du projet totalitaire de Gilead, elle ne peut pas être entièrement soumise au pouvoir. La résistance de la narratrice est plutôt passive, selon les caractéristiques des protagonistes dans la dystopie. D’ailleurs, même à la fin du roman, on ne sait pas si elle parvient à sortir de Gilead. L’état de la narratrice est non résolu. Pour la résistance ou la soumission de la narratrice, voir Peter G. Stillman et S. Anne Johnson, « Identity, complicity and resistance in the Handmaid’s Tale », Utopian studies, Vol. 5, no 2, 1994, p. 70-86.
[14] Paul Ricœur, « L’oubli », op. cit., p. 571.
[15] « Don’t let the bastards grind you down. » (HT, p. 216)
[16] Theo Finigan, « Totalitarianism and Mal d’archive in Nineteen Eighty-Four and The Handmaid’s Tale », op. cit., p. 447.
[17] Nick est un Gardien dans la maisonnée où habite Offred et avec qui elle développe une relation clandestine.
[18] Paul Ricœur, « L’oubli », op. cit., p. 538.
[19] Marc Augé, « La mémoire et l’oubli », op. cit., p. 10.
BIBLIOGRAPHIE
Atwood, Margaret, The Handmaid’s Tale, McClelland & Stewart, Toronto, 2019 [1985], 364 p.
Augé, Marc, « La mémoire et l’oubli », Les formes de l’oubli, Paris, Payot, coll. Manuels Payot, 1998, p. 9-37.
Finigan, Theo, « Totalitarianism and Mal d’archive in Nineteen Eighty-Four and The Handmaid’s Tale », dans Science-Fiction Studies, vol. 38, no 3, novembre 2011, p. 435-459.
Ricœur, Paul, « L’oubli », dans La mémoire, l’histoire, l’oubli, Paris, Seuil, 2000, p. 536-589. Stillman, Peter G. et Anne S. Johnson, « Identity, complicity and resistance in the Handmaid’s Tale », Utopian studies, vol. 5, no 2, 1994, p. 70-86.
