— Je pense que c’est parce qu’elles ont tracé une ligne : les femmes d’un côté et les hommes de l’autre. Les femmes qui, selon elles, ressemblent à des hommes sont l’ennemi. Et les femmes comme moi couchent avec l’ennemi. On est trop féminines à leur goût. […]
— Attends un peu… On est trop masculines et vous êtes trop féminines ? Qu’est-ce que c’est que ce bordel ? Qu’est-ce qu’il faut qu’on fasse alors ? Prendre un mètre et mesurer pile-poil le milieu avec l’index ?
Stone Butch Blues, Leslie Feinberg, 2021 [1993], p. 217-218.
Le roman de Feinberg, une autofiction américaine publiée en 1993, raconte l’histoire de Jess Goldberg qui, depuis son enfance passée dans la ville de Buffalo des années 1950, ne correspond pas au genre féminin qui lui a été imposé à la naissance. Au fil du roman, Jess visite les bars gais de la ville et découvre l’existence d’une expression de genre typiquement lesbien, la butch, ou la lesbienne « masculine ». Jess apprend à être butch pendant plusieurs années, avec l’aide d’une communauté queer et solide malgré les attaques extérieures (venant de la police, de la population générale et des patrons d’usine) et intérieures (disputes intercommunautaires fondées sur des différences d’opinions et sur des a priori). On rencontre l’une de ces dernières dans le passage cité ci-dessus, qui se déroule peu après la première Gay Pride de New York, soit en 1970. Jess, maintenant adulte et s’identifiant totalement à l’identité de butch, converse avec son amante fem (la contrepartie de la butch, c’est-à-dire une lesbienne « féminine[1] »), Theresa, sur la vision du lesbianisme perpétuée par les lesbiennes féministes des mouvements universitaires qu’elle fréquente.
Le passage de Stone Butch Blues illustre avec brio les frontières ambiguës entre le genre lesbien butch et celui des hommes transgenres. J’ai aussi décidé de le mettre en introduction parce qu’il résume parfaitement l’enjeu social qui nous intéresse, à savoir la façon dont la lesbienne butch est expulsée des discours féministes essentialistes. Cette expulsion, qui devient une invisibilisation, sera présentée en trois « actes ». D’abord, une problématisation du sujet s’impose, ce que je ferai en présentant la butch dans son contexte culturel lesbien. Ensuite, afin d’expliquer en quoi les discours participent à l’invisibilisation de la lesbienne butch, j’entrerai en dialogue avec le texte « Critically Queer » de Judith Butler, publié en 1993. Finalement, dans le but de voir comment les personnes concernées théorisent leur exclusion, j’explorerai, en premier, le huitième chapitre de Sexpolitique, « Le silence des butchs », écrit par Sam Bourcier, sociologue français qui, en 2005, offrait une critique de l’exclusion discursive des butchs par certains féminismes essentialistes, et en second, le texte de l’anthropologue américaine Esther Newton Le mythe de la lesbienne masculine : Radclyffe Hall et la Nouvelle Femme, publié en 1984. Ces textes permettront une meilleure compréhension du sujet grâce à la façon dont ils l’abordent, à savoir l’étude culturelle pour Bourcier, et historique pour Newton.
Prologue : « herstory » de la lesbienne butch
Avant toute chose, il est important d’expliquer ce que veut dire « butch », dans son contexte lesbien. L’anthropologue américaine Gayle Rubin, affirme dans une réflexion sur les identités de genres propres aux communautés lesbiennes[2] que « butch[3] ». Plus simplement, « butch » est un terme qui décrit une lesbienne, souvent venue des classes ouvrières, qui se réapproprie des traits traditionnellement masculins, comme le style vestimentaire, l’apparence physique, les comportements et maniérismes. Les raisons de cette réappropriation sont subjectives, allant de la simple préférence à l’affirmation de son lesbianisme, en passant par la praticité quotidienne ou le confort qu’offrent les masculinités. Comme beaucoup de catégories de genre, la « butch-itude » (mot-valise croisant « butch » et « attitude ») ne peut pas être décrite comme un monolithe. Ce qui sera masculin pour une butch ne le sera pas nécessairement pour une autre, ce qui donne au terme un rôle de parapluie recouvrant une énorme variété de masculinités lesbiennes.
Il faut toutefois faire attention : ce ne sont pas toutes les lesbiennes masculines qui se disent butchs. L’autrice et illustratrice de la bande dessinée Dykes to Watch Out For, Alison Bechdel, en est un bon exemple. Pourtant, lors d’une entrevue pour T Magazine qui, en 2020, avait réuni 22 artistes butchs pour parler de leur influence dans le monde des arts, Bechdel avoue ne pas se sentir « assez » butch pour pouvoir utiliser le terme pour se définir parce qu’il porte, selon elle, un symbolisme, une aura d’authenticité qu’elle ne pense pas dégager[4]. Dans la même entrevue, Kimberly Peirce, réalisatrice du film oscarisé Boys Don’t Cry (1999), explique pourquoi les butchs portaient des vêtements masculins malgré les risques d’emprisonnement (puisqu’il était illégal, aux États-Unis et au Canada, de porter plus de trois pièces de vêtements n’appartenant pas à son sexe de naissance[5]), d’agressions (policières et civiles, verbales et physiques), ou de meurtres : « Because it’s who you are, because you have to do it, because it turns you on, because it turns your girlfriend on, because it’s how you bond with your friends, and it’s just, like, it’s a world and it’s a culture[6]. » On comprend donc, à l’aide de ces deux témoignages, que l’imaginaire de la butch s’est construit sur sa volonté d’afficher son existence, son identité et sa sexualité. Le dernier aspect, le plus important, de la lesbienne butch : elle ne veut pas, contrairement à ce que pensent certain·e·s, être ou imiter un homme, ce qui nous mène au sujet suivant.
La délégitimation des lesbiennes butchs est un thème récurrent dans les œuvres qu’elles produisent. Par exemple, dans le fanzine Butch, produit par les artistes Rizzo Boring, CéCé et SamSam et mis en ligne en 2016, une grande partie des anecdotes partagées ont rapport avec la remise en cause de leur identité, non pas faite par les personnes concernées, mais par des personnages extérieurs, comme des ami·e·s, des membres de la famille ou des inconnus dans la rue. Une phrase revient souvent : « Oh mais moi, si je voulais sortir avec une femme ce serait pour être avec une vraie fâme, pas comme toi[7]. » De même, le passage de Stone Butch Blues ouvrant ce texte mentionne que des lesbiennes du groupe féministe universitaire que fréquente Theresa considèrent que « les femmes qui, selon elles, ressemblent à des hommes sont l’ennemi[8] ». Ce genre de discours appartient au mouvement du féminisme essentialiste, qui considère que la femme est différente de l’homme par sa « nature » (comprendre « par ses organes génitaux »), ce qui pousse les féministes essentialistes à exclure tout ce qui est associé aux hommes, dont la masculinité. Ainsi, les butchs sont vues comme de « fausses » femmes qui voudraient reproduire l’oppression masculine dans les milieux féminins. Dans Se dire lesbienne, recherche publiée en 2010 traitant de la subjectivité lesbienne (c’est-à-dire les façons de se dire, se penser et se faire lesbienne), la sociologue française Natacha Chetcuti-Osorovitz révèle que le quart du groupe de femmes interrogées (lesbiennes des classes moyennes françaises, âgées de 30 à 50 ans) conceptualise le lesbianisme comme la continuation de la « catégorie » de femme. Pour cette partie du corpus, se dire lesbienne passait par l’attraction de la « nature » des femmes, leur féminité[9]. Dans cette définition du lesbianisme, la butch est impensable, puisqu’elle ne performe pas son essence de femme, mais bien celle de l’homme, d’où son exclusion de la définition du lesbianisme et son inclusion dans la catégorie d’homme. C’est par ce genre de discours que la lesbienne butch se voit invisibilisée et invalidée, tendance présente dès les années 1880, alors que les discours médicaux et sexologiques excluent les lesbiennes de la « catégorie » de femme avec la théorie de l’inversion sexuelle. Cette théorie avançait que les personnes désirant sexuellement les membres de son sexe étaient nées avec une psyché sexuellement invertie : les femmes attirées par les femmes avaient l’esprit d’un homme, vice-versa[10]. L’inversion sexuelle était le discours dominant de l’époque, depuis que le psychiatre allemand Richard von Krafft-Ebing avait élaboré une échelle de quatre états d’inversions sexuelles chez les femmes, allant de la moins à la plus invertie, dans le but de séparer les « vraies » femmes des hommes au corps féminin[11]. L’académiste américain·e Jack Halberstam explore en 1998 les multiples formes de masculinités féminines dans son ouvrage Female Masculinity, dont le troisième chapitre est dédié aux discours de l’inversion sexuelle. Iel y souligne l’importance du discours de Krafft-Ebing dans la recherche du médecin britannique Havelock Ellis Sexual Inversion in Women, publiée en 1895. Ellis, dans le but de créer un clivage total entre l’invertie congénitale (la plus masculine) et les autres femmes, déclare qu’elle avait une physionomie plus masculine, une preuve physique de leur statut psychique d’homme, une essence[12]. On retrouve donc, dès le début de la pathologisation de la lesbienne, un discours essentialiste qui niait la féminité de celle-ci. Comme il s’agissait du discours le plus populaire de l’époque, la lesbienne se l’est réapproprié pour se rendre plus visible, mouvement discursif qui rappelle celui du terme « queer », présenté par Judith Butler dans son texte « Critically Queer ».
Acte I : Critically masculine
Philosophe universitaire et militant·e d’origine juive, Judith Butler est, depuis la publication de Gender Trouble : Feminism and the Subversion of Identity, en 1990, une figure incontournable des théories queers et féministes, qu’iel approche de façon critique et subversive, largement inspirée par la french theory et le french feminism. Le but de son approche n’est pas d’opposer les théories queers et les théories féministes, mais de les pousser vers une remise en question qui leur permettra de dépasser l’influence des discours cis-hétéronormatifs de leurs principes fondamentaux. L’analyse de Butler, « Critically Queer », a été inspirée par le contexte social des États-Unis au début des années 1990. Alors que l’homophobie est de plus en plus présente, attribuable à la démonisation de la sexualité, héritage des sex wars des féministes des années 1970 et de l’épidémie de SIDA qui atteint la population homosexuelle en grand nombre, la signification du terme « queer » se renverse et devient un cri de ralliement activiste en réponse, entre autres, aux mauvais traitements du gouvernement et de la population générale envers les personnes LGBT[13]. C’est dans ce contexte que Butler écrit « Critically Queer », dont le but est d’analyser, d’un point de vue linguistique et critique, la force performative du mot « queer ». Dans son contexte linguistique, la force performative[14] se trouve dans des affirmations qui, parce qu’elles répètent et citent des discours dominants, deviennent réalité. C’est ce qui est arrivé avec le terme « queer », qui jouait le rôle de régulateur des normes sexuelles. Butler souligne que le monde hétérosexuel a toujours eu besoin du queer, synonyme d’anormal et référent à la pathologisation des sexualités « déviantes » par les technologies médicales du XIXe siècle, afin d’assurer la séparation entre l’hétérosexualité légitime et les sexualités non hétérosexuelles illégitimes[15]. On retrouve la même situation de départ pour la lesbienne, qui devait absolument être différenciée des « vraies » femmes hétérosexuelles. Il est important, pour assurer la légitimité de la matrice hétérosexuelle (le lieu de naissance des normes)[16] d’exclure la déviance sans l’effacer totalement, parce que la matrice a besoin d’elles pour montrer un exemple d’une mauvaise performativité des normes. D’où le besoin de leur donner un nom, puisque, selon Butler, interpeller quelqu’un et le nommer le mobilise dans le discours et le construit en tant que sujet par la reconnaissance sociale[17]. Par exemple, dans le cas de la lesbienne, les discours dominants (médicaux) la déclarent « invertie masculine » ce qui fait d’elle un homme. Les discours sans cesse répétés deviennent réels et la lesbienne est associée à la masculinité. Dans le but d’échapper à leur construction de sujets abjects et d’avoir une existence discursive plus positive, les personnes queers commencent, dès les années 1990, à donner une nouvelle signification au terme[18]. Pour ce faire, elles tendent à faire usage de la performativité, que Butler définit par la répétition des normes de genre qui dépassent l’existence de la personne qui les met en œuvre[19], afin de souligner leurs faiblesses et leurs limitations. La lesbienne suit la même resignification : en performant les normes masculines, elle se réapproprie les discours dominants qui l’associaient à l’homme, ce qui la rend plus visible aux yeux des autres lesbiennes et souligne les faiblesses de la matrice cis-hétéronormative. Toutefois, Butler avertit son public des risques du renversement significatif d’un terme dont la force performative était générée par l’abjection de tout ce qui n’était pas cis-hétéronormatif. Étant donné que le mot « queer » a encore un pouvoir d’exclusion dans les discours, il ne sera jamais capable de faire exister tous les sujets qu’il prétend représenter si ces derniers cessent de résister à ce pouvoir[20]. C’est pourquoi les discours normatifs englobant le genre et la sexualité devraient non seulement être remis en question, mais aussi affirmer la capacité d’agir du sujet dans le cadre de ces restrictions, ce que manquent de faire les discours féministes essentialistes, d’après le texte de Sam Bourcier.
Acte II : The sky’s the limit (du système sexe/genre)
Sociologue et militant français ayant participé à l’introduction des études queers en France, Bourcier est surtout associé à la trilogie Queer Zones, publiée de 2000 à 2011, présentant ses études et critiques sur les cultures queers, féministes, transféministes, postcoloniales et bien d’autres. Sexpolitiques, publié en 2005, est le second tome de la trilogie et s’attaque aux discours culturels hégémoniques. L’un d’entre eux est le discours féministe discréditant l’existence de la lesbienne butch, lui imposant le silence parce qu’elle ne correspondrait pas à sa conception « naturelle » de la femme. Le chapitre « Le silence des butchs » critique la « rigidité du système sexe/genre hétérosexuel[21] » propre aux discours féministes essentialistes qui propose un modèle féminin blanc et privilégié. Le système sexe/genre est l’idée que les organes sexuels définissent l’identité de genre, ce qui implique l’existence d’une différence essentielle entre les hommes et les femmes. La rigidité correspondrait à l’incapacité de voir les possibilités qui existent à l’extérieur de leurs concepts fondamentaux, en commençant par la construction de La Femme comme catégorie selon le féminisme essentialiste. La Femme est totalement libérée de l’oppression patriarcale, elle évite toute identification à ce qui est propre à l’homme afin de ne pas être aliénée. Les discours la construisent comme un sujet meilleur « par nature » que l’homme, y compris sur le plan sexuel[22]. Cependant, l’existence de la lesbienne butch et de sa culture précède celle du féminisme essentialiste. Ce dernier doit effacer la butch du discours entourant La Femme et La Lesbienne, parce qu’aux yeux d’un groupe qui ne conçoit le masculin qu’à travers l’homme, elle semble vouloir l’imiter, s’identifier à lui, reproduire l’exacte oppression à éradiquer. C’est là que la rigidité du féminisme essentialiste entre en jeu : elle efface tout contexte historique derrière la butch pour ne laisser que son interprétation. Cependant, Bourcier l’explique longuement, la culture qui entoure la butch est riche et construite sur une constante remise en question des normes et des concepts qui l’entoure. Par exemple, alors que dans les années 1950 la norme lesbienne était de former un couple butch/fem avec la dynamique sexuelle active/passive, respectivement, les butchs et fems contemporaines se sont complètement dissociées de ce système, ce qui leur offre de plus grandes possibilités sexuelles[23]. Autoréflexive et refusant la rigidité normative, la culture butch dépasse l’injonction au silence, alors que le féminisme essentialiste, incapable de remettre en question ses concepts fondamentaux, rend impossible le surpassement de leurs a priori. Il construit ainsi une image de La Femme qui n’en représente aucune. Et si La Femme, supposée être le « nous » féminin, ne résonne pas avec les femmes qui ne sont pas féminines, blanches, cisgenres ou bourgeoises, La Femme n’existe pas.
Acte III : De mannish à butch
Tandis que le texte de Sam Bourcier explique en quoi le féminisme essentialiste échouait à comprendre la lesbienne butch, celui de l’anthropologue américaine Esther Newton, Le mythe de la lesbienne masculine : Radclyffe Hall et la Nouvelle[24], aide à comprendre comment la lesbienne butch est devenue ce qu’elle est aujourd’hui. Newton place l’écrivaine anglaise Radclyffe Hall (1880-1943) au centre de la mythification, parce qu’elle est l’une des lesbiennes les plus visibles de l’histoire queer (elle portait des vêtements d’hommes, affichait son désir pour les femmes publiquement et, si elle ne se disait pas lesbienne, elle se disait « invertie » dans le sens d’Ellis), en plus d’être l’autrice de Le puits de solitude, paru en 1928, et qui sera considéré pendant longtemps comme le roman lesbien par excellence. Newton analyse l’œuvre littéraire de Hall pour mieux comprendre l’évolution de la sexualité lesbienne, qui passe d’inexistante et/ou dissimulée sous les « amitiés romantiques » pendant l’époque victorienne à une appropriation des discours médicaux qui la faisait exister, même si elle était masculinisée lors de l’ère moderne. Le concept d’amitiés romantiques, popularisé par la première génération de Nouvelles Femmes – bourgeoises étudiant et rêvant d’indépendance –, leur offrait une façon de fuir le mariage hétérosexuel et le nid familial dans un même mouvement[25]. Personne ne se doutait que certaines amitiés féminines pouvaient dissimuler une nature sexuelle, car les femmes étaient généralement vues comme asexuelles. Encore aujourd’hui, il est difficile de savoir si deux jeunes femmes de l’époque étaient des amies ou des amies. Vient alors la seconde génération de Nouvelles Femmes et avec elle, Radclyffe Hall. Cette dernière embrasse avec joie le nouveau développement de la modernité, à savoir la liberté sexuelle[26]. Les femmes commencent à reproduire les actes des hommes dans le but de pouvoir goûter à leur style de vie, malgré les dissonances entre l’idéologie moderniste et les mœurs victoriennes qui exigeaient encore de la femme une forme de retenue. Avec l’émergence du concept de la sexualité féminine vient celle de la possibilité lesbienne. Newton mentionne que l’idée de l’union libre (relation sexuelle sans contrat de mariage) est venue afin que les désirs hétérosexuels des femmes et des hommes soient aussi satisfaits les uns que les autres, mais que l’identification masculine du désir sexuel a poussé des femmes, surtout venues des classes ouvrières, à adopter le style « garçonne » afin de séduire d’autres femmes,[27] ouvrant à la dimension érotique de la lesbienne masculine. Newton continue en expliquant que certaines lesbiennes, dont Radclyffe Hall, ont adopté la théorie de l’inversion sexuelle pour se décrire parce qu’elle était devenue un symbole puissant des ambitions féministes, ce qui était vu de manière positive pour les Nouvelles Femmes de seconde génération[28]. Le texte continue et développe davantage sur l’impact de Radclyffe Hall sur le monde de la littérature et la façon dont son personnage, Stephen Gordon, a solidifié le mythe de la lesbienne masculine en devenant l’une des premières lesbiennes fictionnelles dont la tragique fin n’était pas seulement due à son lesbianisme, mais aussi à sa volonté de dépasser les normes de genre de l’époque afin de pouvoir se présenter le plus authentiquement possible. Esther Newton présente avec simplicité le contexte dans lequel la femme, qui a enfin le droit d’avoir des désirs (hétéro)sexuels, a découvert la possibilité d’une dimension érotique en se réappropriant des traits habituellement réservés aux hommes. La figure de la lesbienne masculine s’est construite sur l’idée féministe de la recherche de la liberté sexuelle, après des siècles à avoir été forcée à l’ambiguïté des amitiés romantiques ou à la passivité hétérosexuelle. La lesbienne, en prenant les habits et manières des hommes, devenait active dans sa sexualité. Lorsqu’elles critiquent la lesbienne butch, les féministes essentialistes ne réalisent pas qu’elles démonisent l’héritière de la lesbienne masculine libératrice, dont le seul moyen d’exister dans le discours sexuel était de se réapproprier celui de l’inversion sexuelle.
Conclusion
Les discours féministes essentialistes tentaient de délégitimer l’existence de la lesbienne butch. Cette dernière représente une incohérence pour la matrice essentialiste, puisqu’elle semble « rompre » avec son essence, sa féminité. Pour ne pas mettre en danger la stabilité de leurs principes fondamentaux, les féministes essentialistes accusent la butch de donner raison à la théorie de l’inversion, de vouloir imiter les hommes, ou encore d’être des hommes. Toutefois, nous l’avons vu, l’existence butch est construite non pas sur l’imitation identique des codes masculins, mais sur leur réappropriation ainsi que sur leur interprétation. Ce qui est masculin pour l’une ne le sera pas nécessairement pour une autre parce que la subjectivité personnelle influence beaucoup les perceptions. Comme Butler l’a illustré dans « Critically Queer », la seule façon d’exister dans le discours est par la reconnaissance sociale et, puisque la théorie de l’inversion était, à l’époque de Radclyffe, le discours sur la lesbienne le plus populaire, il lui offrait la possibilité d’être visible. Même s’il était néfaste pour plusieurs lesbiennes, pour d’autres, le fait que la théorie de l’inversion reconnaisse leur existence les rendaient visibles, non seulement aux yeux des autres lesbiennes, mais aussi à ceux de la population générale. La lesbienne masculine, devenue plus tard la butch, est construite sur une constante remise en question des normes de genre, tandis que le féminisme essentialiste refuse d’engager dans le dépassement de ces normes, bloquant sa capacité d’imaginer les possibles. C’est pourquoi les féministes essentialistes ne semblent pas « comprendre » la butch : elles l’analysent comme elle paraît être, sans se poser plus de questions. Cela invisibilise l’histoire même de la lesbienne qui, comme l’a montré Newton, avait commencé à performer le genre masculin dans le but de se libérer des oppressions sociales liées aux normes cis-hétérosexuelles. Parce que la butch représente une possibilité d’existence qui vient contredire et remettre en question les idées fondamentales du féminisme essentialiste, elle ne doit pas être incluse dans ses discours. La phrase « si je voulais être avec un homme, je serais avec un vrai » et ses variations montrent à quel point penser le genre, la sexualité et l’identité de façon aussi rigide ne fait qu’exclure davantage.
[1] Pour plus d’information sur l’histoire lesbienne des États-Unis, voir Madeline D. Davis & Elizabeth Lapovsky Kennedy, Boots of leather, slippers of gold : the history of a lesbian community, New York, Routeledge, 1993, 434 p.
[2] Voir Gayle Rubin, « Of Catamites and Kings: Reflections on Butch, Gender and Boundaries », dans Joan Nestle (dir.) The Persistent Desire, Boston, Alyson, 1992, p. 466-482.
[3] Gayle Rubin, « Of Catamites and Kings: Reflections on Butch, Gender and Boundaries », Deviations: A Gayle Rubin Reader, Durham, Duke University Press, 2011 [1992], p. 242.
[4] Alison Bechdel dans Kerry Menders, « The Butches and Studs Who’ve Defied the Male Gaze and Redefined Culture », T Magazine, 13 avril 2020, en ligne.
[5] Hugh Ryan, « How Dressing in Drag Was Labeled a Crime in the 20th Century », History, 25 juin 2019, en ligne.
[6] Kimberly Pierce dans Caroline Berler « The Renegades », New York Time, T Magazine Short Film, 26 avril 2020, 5:32 – 5:45, en ligne.
[7] SamSam, « Sale butch et fière de l’être » dans Rizzo Boring, SamSam et CeCe, Butch, 2016, p. 5.
[8] Leslie Feinberg, Stone Butch Blues, Paris, Hystériques & AssociéEs, 2021 [1993], p. 217.
[9] Natacha Chetcuti-Osorovitz, Se dire lesbienne : Vie de couple, sexualité, représentation de soi, Paris, Petite Bibliothèque Payot, 2013, p. 81-82.
[10] Havelock Ellis, Studies in the Psychology of Sex vol. II: Sexual Inversion, Philadelphia, F. A. Davis, 1927, 391 p.
[11] Richard Von Krafft-Ebing, Psychopathia Sexualis, Paris, Georges Carré, 1895, p. 294.
[12] Jack Halberstam, « John Radclyffe Hall and the Discourse of Inversion », Female Masculinity, Durham, Duke University Press, 1998, p. 76.
[13] Kadji Amin, « Haunted by the 1990s: Queer Theory’s Affective », Women’s Studies Quarterly, vol. 44, no. 3-4, 2016, p. 177.
[14] La performativité du langage a été introduite par le philosophe anglais John Langshaw Austin en 1962 et désigne l’exécution d’une action par son énonciation. Voir Austin John Langshaw, « Première conférence », dans Quand dire c’est faire, Paris, Seuil, 1970 [1962], p. 40.
[15] Judith Butler, « Critically Queer », Ces corps qui comptent : de la matérialité et des limites discursives du ‘sexe’, Paris, Amsterdam, 2009 [1993], p. 225.
[16] Judith Butler, « Prohibition, psychanalyse et production de la matrice hétérosexuelle », dans Trouble dans le genre, Paris, La Découverte, 2006 [1990], p. 113-117.
[17] Judith Butler, « Critically Queer », op. cit., p. 228.
[18] Ibid., p. 232.
[19] Ibid., p. 236.
[20] Ibid., p. 231.
[21] Sam Bourcier, « Le silence des butchs », Sexopolitiques : Queer Zones 2, Paris, La fabrique, coll. « Hors Collection », 2005, p. 216.
[22] Ibid., p. 211.
[23] Ibid., p. 218.
[24] Publié pour la première fois en 1984 dans la revue Signs.
[25] Esther Newton, « Le mythe de la lesbienne masculine : Radclyffe Hall et la Nouvelle Femme », Cahier du genre, vol. 2, no 45, 2008 [1984], p. 21.
[26] Ibid., p. 24.
[27] Ibid., p. 25.
[28] Ibid., p. 27.
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